Duménil et Lévy, La finance capitaliste

[Το καλογραμμένο αυτό κείμενο αναλύει – με μαρξιστικά εργαλεία – το ρόλο του χρηματοπιστωτικού κεφαλαίου και το πέρασμα στον κεϋνσιανισμό και στον νεο-φιλελευθερισμό. Εχω υπογραμμίσει με μαύρα στοιχεία τα κύρια σημεία του]

La finance capitaliste : rapports de production et rapports de classe[1]
Gérard DUMÉNIL et Dominique LÉVY

Source: http://www.jourdan.ens.fr/levy/indexus.htm
[περιέχει πίνακες που δεν περιλαμβάνονται εδώ]

L’histoire de la finance fut mouvementée, et les aléas de son propre itinéraire ne sont rien en comparaison des tribulations des peuples du monde qui résultèrent de l’alternance des épisodes d’affirmation et de recul de son pouvoir. Le néolibéralisme définit la dernière de ces pulsations historiques, où la violence du capitalisme s’affirme sans retenue. Dénoncer certes, mais aussi comprendre. Et d’abord, quelle est cette entité sociale, baptisée ici « finance » ? Quel rapport entretient-elle avec le néolibéralisme ? C’est de domination dont il s’agit, et c’est pourquoi nous avons donné, dans diverses publications, une interprétation du néolibéralisme en termes de classe[2]. Cette démarche nous a conduits à utiliser le terme finance dans un sens tout à fait particulier. Le but de ce chapitre et du suivant est d’expliciter cette définition par référence au cadre analytique marxiste, et de fournir une interprétation du capitalisme contemporain et de son histoire vus à travers une telle grille de lecture.
Ce premier chapitre rappelle d’abord les principaux aspects de l’analyse que Karl Marx donna des mécanismes financiers et l’usage que nous en faisons ; ce rappel se prolonge dans celui des thèses de Rudolf Hilferding et de Vladimir Lénine. Mais l’essentiel du chapitre est consacré à l’interprétation historique proprement dite, jusqu’au capitalisme contemporain : (1) la naissance de la finance et sa première hégémonie, (2) la perte de cette hégémonie dans le compromis keynésien après la Seconde Guerre mondiale, puis (3) sa reconquête dans le néolibéralisme. Un vaste programme déjà.
L’analyse minutieuse du cadre analytique de Marx est réservée au chapitre suivant. C’est également là que sont discutées les thèses des grands continuateurs, celles d’Hilferding et de Lénine, dans leurs relations à celles de Marx. Ce second chapitre a donc un caractère d’approfondissement théorique. L’aspect principal est la mise en relation de la théorie du capital et de l’analyse que Marx donna des mécanismes financiers ; et, de l’une à l’autre, l’itinéraire est assez complexe. A ne pas entrer dans les méandres de ce cadre analytique, on perd, à l’évidence, la relation aux fondements théoriques de l’étude du capitalisme. Mais un tel raccourci n’interdit pourtant pas une interprétation marxiste des mécanismes financiers, et il permet de faire, au moins dans un premier temps, l’économie des subtilités d’un texte inachevé et d’une pensée toujours en ébullition. Ce qui est vrai de Marx l’est également d’Hilferding et de Lénine, bien qu’en matière de détours théoriques, Marx devance largement ses continuateurs.
Les deux premières sections ont un caractère introductif. La section 1 est consacrée à la définition de la finance et rappelle l’esprit général de notre référence à Marx. La section 2 récapitule les principaux enseignements théoriques que nous tirons de l’analyse des mécanismes financiers par Marx : le cadre analytique et les principales thèses concernant l’histoire du capitalisme. D’une certaine manière, il résume les conclusions du chapitre suivant. La section 3 traite de la période, d’un siècle environ, qui s’étend de la fin du XIXe siècle à la fin des années 1970. La section 4 décrit la finance capitaliste contemporaine dans le néolibéralisme : la fraction supérieure de la classe capitaliste et les institutions financières. La section 5 analyse la dynamique de cette nouvelle hégémonie de la finance. Quelles sont ses méthodes et son avenir ? Cette section est principalement tournée vers la situation présente et les perspectives. Il y a donc une dimension chronologique dans cette démarche : (1) jusqu’en 1980, (2) dans le néolibéralisme « historique », et (3) où va le néolibéralisme ?

1 – Introduction : une analyse marxiste de la finance ?

Un acteur dans l’histoire

Par « finance », nous entendons : la fraction supérieure de la classe capitaliste et les institutions financières, incarnations et agents de son pouvoir (on pourrait dire « les fractions supérieures », étant donné d’évidentes hétérogénéités). La finance, dans ce sens, n’existe que dans le capitalisme moderne, plus ou moins depuis le début du XXe siècle. La notion n’avait donc pas de pertinence dans le capitalisme du XIXe siècle, tel que Marx l’observa.
Avant d’entrer dans la matière proprement dite, il est utile de souligner certains aspects de cette définition. La finance est un agent, ou, si l’on préfère, un acteur, tant économique que politique, à l’œuvre dans l’histoire du capitalisme. C’est un objet social qui réunit deux éléments : (1) une fraction de la classe capitaliste, (2) un ensemble d’institutions (les banques, y compris, dans le capitalisme contemporain, la banque centrale, des institutions nonbancaires, nationales ou internationales comme le Fonds Monétaire International, les fonds, etc.).
Dans la discussion de la place et du rôle de la finance dans cette acception, divers éléments sont en jeu. On peut évoquer une notion de pouvoir très englobante : la capacité de la fraction supérieure de la classe capitaliste de contrôler les mécanismes économiques selon ses visées et intérêts. Un élément plus technique, mais également important, est le revenu de cette fraction de classe ainsi que la rentabilité de ses institutions financières.
Le rapport entre les deux aspects, fraction de classe et institutions financières, est crucial, et souligné par le possessif que nous utilisons volontiers en parlant des capitalistes et de leurs (ou de la fraction supérieure et de « ses ») institutions financières. La séparation de la propriété du capital et de la gestion a atteint dans le capitalisme moderne de tels degrés, que le contrôle des propriétaires sur l’entreprise pourrait s’en trouver fragilisé. La nouvelle concentration du pouvoir de la classe capitaliste dans les institutions financières est ainsi devenue primordiale afin d’assurer la pérennité de ce contrôle.
La finance n’est pas un ensemble d’institutions qui domine le capitalisme contemporain hors des rapports sociaux : cette formulation omet le rapport de classe ; la finance n’est pas une classe, car la référence à la fraction supérieure de la classe capitaliste suffit à décrire le rapport de classe qu’elle sous-tend. C’est dans le processus même de sa propre constitution en classe pour soi, que cette fraction de classe s’articule structurellement aux institutions financières, et se moule dans la finance, cette entité, qui la constitue en tant qu’acteur social. La nature de cet objet est, en fait, à l’image des structures qui ont été décrites à propos de la classe prolétarienne, comme classe actrice de l’histoire, c’est-à-dire compte tenu de ses assises économiques et de ses organisations de lutte, comme les syndicats et partis.
Même en se limitant à la période allant du début du XXe siècle à nos jours, la relation entre classes et institutions n’a cependant pas la même force ou le même contenu selon les sous-périodes historiques, car la classe capitaliste ne contrôle pas toujours aussi étroitement les institutions financières. Dans des circonstances particulières, elle peut perdre le contrôle de certaines d’entre elles, par exemple lorsque les principales banques sont nationalisées ou lorsque la banque centrale se rend autonome vis-à-vis des intérêts de la classe capitaliste. Si le pouvoir de la finance est fort, nous parlons d’« hégémonie financière ».
Afin d’éviter toute confusion, il est également utile de souligner ce que la finance n’est pas dans cette acception. On peut, en premier lieu, parfaitement parler de « financiarisation » (comme de « mondialisation ») pour définir certains caractères du capitalisme contemporain, mais par « finance », nous ne nous référons pas à de tels processus ou à des entités qui en découleraient : un capitalisme financiarisé, un capitalisme mondialisé, etc. En second lieu, la finance n’est pas un secteur de l’économie. Le concept de secteur financier est tout à fait pertinent, mais ce n’est pas ce que nous entendons par finance, bien que les banques, par exemple, appartiennent à la fois au secteur financier et aux institutions financières de la finance.
Enfin, nous n’opposons pas le capital financier au reste du capital (le capital industriel, comme on le lit souvent), en tant que caractéristique structurelle du capitalisme néolibéral, mais comme une distinction hiérarchique. Fondamentalement, il n’y a pas le capital financier, d’un côté, et le capital industriel ou commercial, c’est-à-dire, nonfinancier, de l’autre. Le fait majeur est justement l’inverse, à savoir que la fraction supérieure de la classe capitaliste et ses institutions, la finance, possède l’ensemble de la « grande » économie (désormais transnationale, financière et nonfinancière). La pertinence de la distinction financier/nonfinancier survit pour des sociétés de moindre envergure, souvent des capitalistes, patrons d’entreprises, qui, outre la concurrence des grands, doivent faire face au secteur financier. De ces points de vue, nous rejoignons les interprétations que Hilferding et Lénine donnèrent du capitalisme du début du XXe siècle, en termes de capital financier – des analyses souvent mal interprétées.
Le problème de la terminologie est délicat et une définition précise doit être proposée. Le même terme pourrait servir à désigner les institutions financières ; l’appliquer également à une fraction de classe ne va pas de soi. Un caractère fondamental de la propriété du capital par cette classe est, cependant, qu’elle est matérialisée par la possession de titres, actions et créances, ce qui lui confère le caractère d’une bourgeoisie financière et contribue ainsi à la justification de l’appellation : la finance.

Un cadre analytique

La référence à Marx, telle que nous la pratiquons, exige quelques précisions méthodologiques. Dans l’usage que nous faisons de la théorie de Marx, nous combinons la théorie des sociétés, en l’occurrence, de la société capitaliste, et les outils de la théorie économique proprement dite. Dans cette inspiration théorique, la globalité est plus importante que le détail, bien qu’il vaille toujours la peine de suivre Marx dans les détours de son raisonnement.
Par théorie des sociétés, nous entendons ce qu’il était convenu d’appeler en langue de bois, le matérialisme historique : un cadre qui articule rapports de production, forces productives, structures de classe et État (étroitement uni au pouvoir de classe, une assurance contre les dérives « autonomistes »). De ce premier point de vue, la relation entre rapports de production et classes – qu’on peut qualifier d’homologie, tant est sa rigueur –est à la base de la démarche adoptée ici ; il en va de même de la théorie de l’État. La principale révision concerne le dépassement du capitalisme, mais ce n’est pas l’objet de cette étude.
Par outils de la théorie économique, nous entendons les concepts fondamentaux (marchandise, valeur, monnaie, capital, etc.) et les mécanismes (loi de l’accumulation capitaliste, loi de la baisse tendancielle du taux de profit, etc., dans les termes de Marx désormais bien datés, ce qui ne met pas en question la pertinence des analyses).
On dit souvent que, pour les marxistes, il n’y a pas de théorie économique proprement dite mais une théorie globale. C’est peu rigoureux. La formulation correcte est qu’il n’y a pas de compréhension de la réalité à partir des seuls concepts de la théorie économique. Cependant, les concepts de marchandise, de valeur, de monnaie, de capital, etc., définissent une science, qu’on peut qualifier d’économie. Ajouter « politique » peut souligner l’étymologie (le passage de la maison, oikos, à la cité ou à l’État, politês, c’est-à-dire « de la cité ») ; ou bien, dans l’usage contemporain le plus répandu, l’étroite relation qui unit les concepts économiques à l’analyse des sociétés (forces productives / rapports de production, classes et État) donc à celle de la politique.

2 – L’essentiel

Que retenir donc des pères fondateurs ?

Mutation et permanence du rapport capitaliste

Au cœur de l’analyse du capitalisme se trouve le concept de capital : de la valeur avancée par un capitaliste, qui peut revêtir, à un moment donné, les formes d’argent, de marchandises, ou de moyens de production dans l’atelier, et passe sans cesse d’une des formes à l’autre. Au fil de cette course, cette valeur est supposée s’accroître, donc rapporter une plus-value, provenant de l’exploitation du travailleur productif, substance d’un profit. Marx désigne ces mécanismes par le terme processus du capital. Ce processus nécessite des soins, plus ou moins ce qu’il est maintenant convenu d’appeler gestion. C’est là le point départ.
Le rapport de propriété capitaliste revêt des formes institutionnelles complexes et ne cessant de se métamorphoser. Notamment, apparaît une catégorie de capitalistes qui se contentent de mettre leur capital à la disposition d’une entreprise sans se charger de sa gestion. Leur capital est un capital de financement. Les tâches de gestion peuvent être le fait d’un entrepreneur, mais elles sont finalement déléguées à des salariés. Au Livre III du Capital, Marx passe graduellement d’une configuration à l’autre : (1) le capitaliste, l’avance, la gestion individuelle de ce capital, (2) le capitaliste actif (soit l’entrepreneur) et le capitaliste financeur, (3) le directeur salarié de l’entreprise et le capitaliste financeur. Ainsi, nous rapprochons-nous de ce qui prévaut dans le capitalisme contemporain.
L’idée centrale est celle de la séparation de la propriété et de la gestion. Plus rigoureusement, la propriété recouvrait originellement deux types d’attributs : (1) la propriété au sens quelquefois dit « juridique » (le droit d’aliéner, de revendiquer le revenu qui en provient…), et (2) la capacité de contrôle (d’engager des opérations). Ces deux aspects se séparent dans une large mesure, et la notion de propriété, au sens strict, s’attache au premier terme. Cette tension entre propriété et gestion peut être maîtrisable dans des circonstances favorables et dans certaines configurations institutionnelles. Mais elle n’admet pas de résolution pleinement paisible, renaissant constamment en tant que contradiction. C’est une séparation « bancale », car les tensions qu’elle recèle sont difficiles à apaiser, et il en sera ainsi tant que ne sera pas éliminé le propriétaire capitaliste[3].
Mais un point essentiel de la démonstration de Marx est que, derrière cette double relation de séparation et de délégation, survit le rapport de production capitaliste, principalement l’appropriation de la plus-value et sa division. Malgré la distinction entre : (1) l’intérêt et le dividende qui rémunèrent le financeur, d’une part, et (2) le profit de l’entrepreneur, sans oublier les frais qui engagés pour financer la gestion, d’autre part, le lien est établi par Marx avec le dispositif analytique premier, celui de l’exploitation du travailleur productif.
Ce lien entre les revenus du capital et l’accaparement de la plus-value n’est rien d’autre que la réfutation de ce que Marx appelait l’« économie vulgaire » : la fameuse formule trinitaire des facteurs et revenus, où le « capital » est rendu autonome comme capital de financement, Capital-Intérêt, Terre-Rente Foncière, et Travail-Salaire, pilier de l’économie dominante et des idéologies correspondantes. Marx laisse alors libre cours à sa verve : ces trois termes ont autant en commun que « des honoraires de notaire, des betteraves et la musique[4] ». Le capital y rapporte de l’intérêt aussi naturellement que « le poirier porte des poires[5] ». Il y est conçu comme un automate qui produit mécaniquement du revenu à partir de rien[6]. L’argent se métamorphose en davantage d’argent.
Il est évidemment inutile de revendiquer l’héritage de l’analyse du Capital pour savoir qu’existent des créanciers et actionnaires, des travailleurs de production et des gestionnaires. C’est la perception du rapport capitaliste sous-jacent à la complexité institutionnelle, qui définit le caractère marxiste du cadre analytique. Nous n’apprenons pas dans Le Capital l’existence de cette configuration institutionnelle, mais nous apprenons à en donner une lecture particulière. Même le salaire devient suspect : (1) forme monétaire de la valeur de la force de travail productive, (2) forme monétaire de l’achat d’une autre force de travail aux fonctions nécessaires, quoique improductives, dont le coût vient en déduction d’un surplus déjà approprié, enfin (3) canal de distribution direct de ce surplus vers la classe capitaliste, lorsque, comme le suggère Marx, l’entrepreneur se verse un « salaire ». C’est pourquoi les marxistes n’interprètent pas les mêmes phénomènes de la même manière que les non-marxistes.
La théorie du capital fonde à un second point de vue, moins important, celle des mécanismes financiers. Le capital prend la forme d’argent et la perd (dans la vente et l’achat), et demeure sous cette forme pendant un certain temps. Ces opérations nécessitent des soins, dont se chargent certaines entreprises. Il s’agit d’une partie des tâches du capital bancaire : encaissements, paiements, gestion des comptes, etc. L’autre versant de l’activité bancaire est la centralisation et la distribution du capital de financement. Les prêteurs n’entrent plus en relation directe avec les capitalistes nonfinanciers ; le financement est transmis par les banques, un mécanisme d’une grande portée historique.

Le processus du capital et les mécanismes financiers

Au lieu de se référer au processus du capital, on pourrait parler de la production, ou de l’économie réelle, mais ce serait une simplification non rigoureuse. Le processus du capital contient la production, lorsque le capital revêt la forme de capital productif, et c’est là que la plus-value est accaparée ; mais le capital passe également par ses autres formes : le capital-argent et le capital-marchandise. C’est l’ensemble constitué par ce circuit (ainsi que la coexistence des diverses fractions sous chacune de ces formes à un moment donné) et l’appropriation de la plus-value qui définit, pour Marx, le processus du capital dans son intégrité. On est là à l’actif du bilan d’une entreprise. Les mécanismes financiers sont conçus en relation à ce processus du capital. A cette « authenticité » du capital, s’oppose la « fictivité » du capital de financement, au passif du bilan de l’entreprise. Le capital de financement – les actions, les crédits et les profits retenus – sont l’expression de l’origine du capital avancé. En particulier lorsque le capital de financement est matérialisé par des titres susceptibles de faire l’objet de transactions, l’illusion naît de l’existence d’un autre capital en parallèle à celui du circuit. Dans certains cas, comme pour les créances sur l’État, aucun « capital » ne correspond au titre. Il s’agit d’une fictivité pure et simple. Tous ces capitaux fictifs représentent des droits sur des revenus à venir.
Dans l’œuvre de Marx, cette notion de fictivité est directement liée, par « métonymie » peut-on dire, à celle de fragilité. Bien que des titres publics, par exemple, représentent des placements très sûrs, les mécanismes financiers tendent à l’édification de constructions fragiles. L’exemple le plus évident est celui de la bourse, mais les mécanismes du crédit tendent à doubler ceux de la production ou des transactions de manière plus ou moins périlleuse.
L’appréciation que Marx donne des mécanismes financiers est, en fait, ambivalente. Bon ou mauvais : les deux ! Le système de crédit fonctionne comme stimulant de l’accumulation ; il contribue à la maximisation du taux de profit ; il favorise les mécanismes de la concurrence, en facilitant l’accumulation dans les branches où c’est le plus nécessaire. A lire Marx, on a le sentiment que sans les mécanismes du crédit le capitalisme perdrait une grande partie de son efficacité. Mais de l’autre côté, existe le potentiel déstabilisateur. Le crédit et la bourse s’emballent, et les corrections sont destructrices. Marx a une vision très exacte de la relation entre les mécanismes réels (le processus du capital) et financiers dans les crises, comme relation réciproque. L’un est susceptible d’instabiliser l’autre et réciproquement. L’analyse est néanmoins peu poussée.
Cette « dialectique du meilleur et du pire » est mise en scène par Marx comme composante d’une dynamique d’une toute autre portée. Le capitalisme prépare l’au-delà du capitalisme, positivement dans la sophistication des rapports sociaux qu’il suscite et, négativement, dans le caractère contradictoire de mécanismes encore privés, d’où la violence des chocs susceptibles de le déstabiliser. Marx souligne ce potentiel des sociétés par actions, lié à la centralisation du capital que ces sociétés permettent. Il analyse également le transfert des fonctions de l’entrepreneur à des travailleurs salariés – donc l’autonomisation financière de la propriété, d’une part, et de la gestion, d’autre part. Le couple transition au-delà du capitalisme et instabilité et parasitisme dans le capitalisme est ainsi mis en avant.
On touche là du doigt un trait central de la pensée de Marx, qui se manifeste dans d’autres éléments de son analyse, par exemple, dans la constatation de l’accroissement de la taille de la production et son articulation sociale croissante, nationale et internationale. Le concept utilisé est celui de « socialisation », le fait d’atteindre des envergures sociales, c’est-à-dire, à l’échelle de la société. Mais cette socialisation demeure, dans le capitalisme, sous contrôle privé. D’où la contradiction : non seulement insuffisance, mais risque particulier.
Le développement des mécanismes financiers n’est donc pas, pour Marx, une simple boursouflure, une dérive vers l’absurde. Il recèle des risques évidents, susceptibles de se manifester sous des formes dramatiques, mais : (1) les mécanismes financiers assument un ensemble de fonctions nécessaires au mode de production capitaliste, et (2) leur développement est au cœur du mouvement historique, comme expression d’une socialisation antagonique, non maîtrisée, mais cependant motrice de l’histoire.

La finance, « acteur » dans la dynamique du capitalisme

Présentant, au début de ce chapitre, la définition de la finance capitaliste, nous avons souligné sa nature d’« acteur » dans l’histoire. C’est précisément le désir de nommer le plus exactement possible l’acteur social dont nous identifions le jeu depuis le début du XXe siècle, qui nous a conduits au choix de la formulation : la fraction supérieure de la classe capitalistes et les institutions financières, incarnations et agents de son pouvoir.
Plutôt que la postulation d’une homologie stricte entre le système des concepts du Capital, nous recherchons le type de correspondance que Marx utilise dans ses œuvres politiques : l’identification d’un acteur des luttes de classes qui gouvernent la dynamique du capitalisme.
Marx a déjà l’intuition des conséquences de la centralisation des capitaux de financement dans les banques. Cette centralisation transforme les banques, écrit-il en « administrateurs » du capital de financement, qui affrontent les industriels. Bien que Marx reste peu explicite, cette notion est cruciale : dans l’appréhension de la classe capitaliste comme acteur dans l’histoire, il existe une dimension institutionnelle. Les capitaux se concentrent dans des institutions financières, et aux côtés de la classe proprement dites, il faut toujours identifier cet acteur institutionnel. Ce cadre analytique décrit une première configuration de la relation que nous établissons entre fraction de classe et institutions financières dans notre définition de la finance.
C’est à travers cette grille de lecture – (1) le rapport capitaliste toujours sous-jacent dans des configurations devenues plus complexes et annonçant l’avenir, (2) les mécanismes financiers ferments du dynamisme du capitalisme et de son instabilité, et contradictoirement moteurs de l’histoire, et (3) la finance, classe et institutions, comme agent historique dans le champ des luttes de classes – que les sections 3 à 6 mettent en scène la finance dans un scénario dont le fil conducteur est la poursuite de cette lutte.

Le capital financier

Mais le cadre général, dont on vient de rappeler les grandes lignes, préparait les analyses que Hilferding et Lénine donnèrent du capitalisme au début du XXe siècle.
Partant du Capital et confronté aux transformations du capitalisme à la transition des XIXe et XXe siècles, Hilferding mit en avant le concept de capital financier. Il s’agit du capital mis à la disposition des banques et transmis aux entreprises nonfinancières. C’est un dispositif, et non un secteur ou une classe. Par ce canal institutionnel, les grands capitalistes (les « magnats ») contrôlent la grande économie, financière et non financière. Les autres capitalistes, plus petits, sont placés dans une position subalterne. La conception de Lénine est voisine.
Cette analyse des institutions du capitalisme moderne prolonge celle de Marx, notamment sa vision du capital bancaire comme administrateur du capital de financement. Elle va cependant plus loin, car la relation avec le capital nonfinancier est établie de manière très explicite, et décrite comme étroite. Hilferding parle finalement de « fusion ». Lénine adopte le même point de vue.
L’idée de fusion banque/industrie est, sans doute, caractéristique de l’époque et des lieux (avec des modulations géographiques : États-Unis, Europe…) qui inspirèrent Hilferding. C’est un concept qui ne paraît pas globalement adéquat vis-à-vis du capitalisme de la fin du XXe siècle. Il n’y a pas de fusion entre les banques (ou fonds de placement) et les sociétés transnationales, mais des relations de dépendances.
Quelles que soient les modalités historiques de ces relations, nous sommes ici très proches de notre définition de la finance : fraction supérieure de la classe capitaliste et institutions financières. Une différence est que nous donnons aux institutions financières un champ nettement plus vaste, incluant les fonds de placement et les banques centrales, conformément aux transformations du capitalisme. De la banque « administratrice du capital » de Marx, en passant par le capital financier d’Hilferding, jusqu’à notre concept de finance, il y a une gradation où les transformations du capitalisme jouent un rôle fondamental.

3 – Naissance, grandeur, recul et résurgence

Pénétrons donc dans l’histoire. A la charnière entre les XIXe et XXe siècles, l’économie et la société états-uniennes connurent de profondes transformations, que nous décrivons comme trois révolutions : des sociétés (sociétés par actions), de la gestion et du secteur financier. Cette mutation, à la fin du XIXe siècle, fut le résultat d’une forte lutte de classe, où vit le jour et triompha la finance. Cette période fut, ainsi, celle de la première « hégémonie financière ». Ces décennies furent marquées par une forte instabilité macroéconomique, qui suscita la difficile émergence d’une banque centrale susceptible d’y remédier. Dans la foulée de la crise de 1929 et de la Seconde Guerre mondiale, cette hégémonie de la finance dut cependant céder la place à un compromis social, connu comme le « compromis keynésien », au centre duquel se trouvaient les cadres, assez ouvert vers les classes d’employés et d’ouvriers que nous appelons classes populaires. Ce fut, ensuite, la crise structurelle des années 1970 qui déstabilisa ce compromis et fournit les conditions économiques de la réaffirmation de l’hégémonie de la finance dans le néolibéralisme, un acte politique.

Métamorphoses du capitalisme : les révolutions des sociétés et de la gestion, et la naissance de la finance

Au milieu du XIXe siècle, aux États-Unis, la propriété capitaliste revêtait encore largement les formes institutionnelles que Marx avait décrites par référence à la personne du capitaliste : une propriété individuelle ou familiale, directement soumise à la vigilance des propriétaires. L’activité du système bancaire était centrée sur le financement des dépenses publiques, le crédit hypothécaire et le crédit commercial aux entreprises. Au cours de la seconde moitié du siècle, la taille des unités de production et des entreprises augmenta considérablement, faisant écho à la mécanisation croissante. Un décalage fut ainsi créé entre des déterminants techniques de la production, et ses formes organisationnelles et sources de financement.
La crise des années 1890, qualifiée de grande dépression avant que celle des années 1930 ne lui ravisse la palme, fit suite à la chute de la rentabilité du capital durant les dernières décennies du XIXe siècle[7]. C’est l’époque où les grandes entreprises furent stigmatisées comme « monopoles »[8]. Ses contemporains imputèrent la crise à la violence de la concurrence, et mirent en œuvre un ensemble de pratiques tendant à en diminuer les effets. C’est ainsi que furent formés les trusts et cartels, où les entreprises passaient des accords pour se partager les marchés ou les profits. Ces accords pouvaient contribuer à résoudre des problèmes individuels, mais ne pouvaient pas surmonter la baisse générale de la rentabilité. La loi interdit ces pratiques qui violaient la libre concurrence, et qui nuisait, de fait, aux plus faibles. L’État du New Jersey vota des lois permettant la formation de sociétés de holding, dans lesquelles les entreprises fusionnaient. Cette innovation s’avéra extrêmement féconde : de nombreuses sociétés furent formées dans cet État et les autres États durent rapidement aligner leur législation.
A la sortie de la crise des années 1890, c’est-à-dire juste au tournant du siècle, une extraordinaire vague de formation de sociétés par actions et de fusions eut lieu aux États-Unis en très peu d’années. Cette transformation institutionnelle est connue, dans ce pays, comme la révolution des sociétés (corporate revolution).
Ainsi, à la transition des XIXe et XXe siècles, se produisit un profond changement où les entreprises individuelles perdirent leur autonomie à des degrés divers. La terminologie est ici multiple, ce qui complique l’énoncé de ces processus. Aux États-Unis, les deux modalités qu’on vient de décrire sont identifiées comme une « concentration lâche » (loose consolidation) d’une part, et une « concentration étroite » (tight consolidation) d’autre part. Le premier cas est celui de l’éphémère dispositif des trusts et cartels, respectant l’indépendance des entreprises. Dans le deuxième cas, il y a formation d’une unité par fusion une holding. Ces mécanismes renvoient clairement à l’analyse de la centralisation du capital de Marx, un processus qui s’accéléra alors.
Tout à fait dans la continuité de ce que Marx avait observé dans les décennies antérieures, ce mouvement se doubla de la délégation des tâches de gestion à des salariés, des cadres secondés par des employés. Ce second volet est connu comme la révolution de la gestion (managerial revolution). Elle suscita l’apparition d’états-majors salariés et des nouvelles classes intermédiaires correspondantes[9].
La double révolution des sociétés et de la gestion est inséparable d’une troisième : celle du secteur financier, d’un ensemble d’institutions contrôlées par quelques capitalistes, dont les Morgan, Rockefeller et confrères furent les figures emblématiques[10]. L’apparition de ce grand secteur financier fut un facteur essentiel de résolution de la crise de la concurrence (encadré 1). Parallèlement à la séparation de la propriété et de la gestion, doublée de la formation d’une bourgeoisie financière, d’une part, se développèrent les institutions financières, principalement les banques, d’autre part.
Dans le développement parallèle des nouvelles formes de propriété des entreprises et des institutions financières, la relation n’est évidemment pas celle d’une simple concomitance. Le secteur financier fut le « bras armé » de la vague de fusions. Il l’organisa et fournit les fonds, ce qui signifie qu’il entra dans le capital des sociétés. Certains analystes décrivent même ces processus comme une prise de contrôle du capital industriel par le secteur financier[11]. On saisit que la fonction d’« administration » du capital de financement par le secteur financier, dont Marx avait identifié les premières formes dans le capital bancaire, s’étendit ainsi à la promotion du changement institutionnel dans cette action « fédérative ». Les implications en termes de pouvoir en sont évidemment énormes.
Avec la constitution de la grande finance moderne, s’établissait une articulation structurelle entre les grandes sociétés et les banques. Ces dernières alimentaient les sociétés en capital de financement. En dépit du manque d’un dernier élément, celui du contrôle de la stabilité macroéconomique, dont on traitera ultérieurement, ce qui se mettait en place était le cadre institutionnel du capitalisme moderne, qui gouverne encore le monde contemporain, un siècle plus tard. Mais cette triple révolution signifia également l’entrée du capitalisme dans une période historique où le pouvoir explicatif du cadre analytique – propriété, gestion, institutions – de Marx atteignait également certaines limites.

La révolution financière et la concurrence
Il faut bien faire la différence entre la théorie de la concurrence des économistes classiques (Adam Smith et David Ricardo notamment), reprise par Marx, et la théorie standard.
La théorie classique ne définit pas la concurrence « pure et parfaite » par le comportement dit de price taker, c’est-à-dire l’acceptation d’un prix supposé déterminé par le marché (en fait par un être mythique, appelé commissaire-priseur). Selon les classiques et Marx, les entreprises individuelles modifient leurs prix, de manière décentralisée, selon les déséquilibres apparents sur les marchés (la relative facilité ou difficulté de vendre). La formation d’un taux de profit uniforme entre les différentes branches (et non les entreprises dont les techniques, éventuellement les salaires, diffèrent) résulte de la réaction, également décentralisée des investisseurs, qui répondent positivement aux signaux de rentabilité, c’est-à-dire investissent davantage là où les taux de profit sont plus élevés. Ce cadre analytique conduit à poser les problèmes historiques de manière distincte.
Il existe un rapport, trop ignoré, entre la résolution des dérèglements des mécanismes concurrentiels à la fin du XIXe siècle et l’émergence des grandes institutions financières liées plus organiquement au système productif. A la taille des entreprises (des « monopoles ») correspondait celle des banques, susceptibles de financer les masses énormes de capitaux désormais requises. La tâche d’appréciation des rentabilités comparatives et des potentialités d’innovation et de croissance, appartenait maintenant à des institutions spécialisées, bénéficiant d’une information souvent interne du fait de leur participation aux états-majors dirigeants des grandes entreprises dont elles étaient actionnaires. Ainsi, l’apparition, ou la seule anticipation, de surprofits se matérialisait dans l’ajustement de l’allocation du capital.
Cette « mise à niveau » des mécanismes de la mobilité du capital par rapport à la taille des sociétés, donc par rapport aux masses de capitaux requises, résolut la crise de la concurrence. La dimension accrue des entreprises en devint compatible avec les règles traditionnelles de la concurrence capitaliste, dans un contexte institutionnel nouveau. Il est erroné de ne penser qu’à la taille des entreprises, sans mettre en regard celle des institutions financières.

Luttes de classes et affirmation de la première hégémonie de la finance

La triple révolution de la transition des XIXe et XXe siècles ne peut être analysée indépendamment des luttes de classes et de la transformation des rapports de force qui en suscitèrent la dynamique.
La classe capitaliste, propriétaire du capital de financement et séparée du système productif, définit une bourgeoisie financière qui atteignit son apogée entre le début du XXe siècle et la crise de 1929. Sa fortune était immobilière et foncière mais surtout financière, en ce sens qu’elle détenait d’énormes portefeuilles d’actions et d’obligations. En d’autres termes, il s’agissait d’une classe bourgeoise dont la propriété revêtait la forme du capital de financement ; ses revenus étaient constitués d’intérêts et de dividendes[12]. La transmission de ce patrimoine se faisait de parents à enfants, par héritages et dotes, assurant la reproduction de cette classe. A l’exception des périodes de guerre, surtout de la Première Guerre mondiale, les prix étaient relativement stables ; la bourse connut quelques effondrements, comme lors de la crise de 1907 ; mais l’assise financière de ces fortunes ne fut pas entamée avant la crise de 1929. Ce fut l’âge d’or de la bourgeoisie financière, parfois décrite comme « rentière ».
Cette période témoigna d’une concentration formidable de la richesse et des revenus. Aux États-Unis, selon les statistiques fiscales qui tendent à sous-estimer les hauts revenus, le 1 % de la population aux revenus les plus élevés recevait environ 16 % du revenu total (figure 1) ; le 1 % le plus riche détenait 37 % de la richesse de l’ensemble du pays. On peut noter incidemment qu’il semble que cette concentration de la richesse fut encore plus forte en France[13].
La réaction politique des petits producteurs à l’émergence de ce nouveau cadre institutionnel fut très vigoureuse. Dans un premier temps, ils canalisèrent à leur avantage le très fort mécontentement paysan et surtout ouvrier, dans une période d’intense lutte de classe (grèves très violentes et formation d’un parti socialiste aux États-Unis[14], avancée du mouvement ouvrier mondial). En 1890, ils obtinrent le vote du Sherman Act, visant à la réglementation de la concurrence par une législation fédérale[15]. La loi interdit les accords restreignant la concurrence, comme les trusts ou cartels, où les entreprises demeuraient indépendantes. Comme on l’a signalé, ce furent les sociétés de holding, dont, la même année, la loi autorisa la formation, qui prirent le pas sur ces premières formes de concentration.
Le Sherman Act aida une partie importante de l’économie à rester en dehors des nouvelles tendances : le monde des entreprises et des patrons, plus ou moins petits, qui ne s’alignèrent pas sur les nouvelles formes institutionnelles des rapports de production. Il en résulta une très forte hétérogénéité, une économie à deux vitesses, que nous avons analysée ailleurs et à laquelle nous imputons une bonne partie de la violence de la crise de 1929[16]. Entre le début du XXe siècle et la crise de 1929, cette contradiction au sein des classes dominantes, entre la bourgeoisie du capital de financement et ses institutions financières, d’une part, et les propriétaires du secteur traditionnel, d’autre part, occupa la position principale[17]. Elle se résolut à l’avantage de la nouvelle composante, d’abord dans la transformation de la législation (la révolution des sociétés par actions), puis, définitivement, dans la crise de 1929, qui élimina une grande partie du secteur ancien.

La révolution managériale suscita une autre transformation majeure des structures et luttes de classes. Les fondements économiques d’une nouvelle contradiction se mettaient en place. Elle plaçait face à face cette bourgeoisie du capital de financement et les cadres des entreprises (et indirectement du secteur public). Cette évolution suscita une grande émotion au sein de la classe capitaliste[18]. Mais la position des propriétaires demeura dominante, dans la gestion des entreprises comme dans la conduite des politiques ; non pas qu’ils « faisaient le travail », mais que leurs intérêts restaient privilégiés.
C’est au terme de cette triple révolution que la finance, telle que nous l’entendons, devint un acteur social. Les familles les plus élevées dans la hiérarchie de la bourgeoisie du capital de financement, et leur richesse de titres, définissaient cette « fraction supérieure de la classe capitaliste ». Les grandes banques, désormais puissamment engagées dans le financement direct de l’économie au moyen de la centralisation du capital de financement, correspondaient à ce que nous appelons « ses institutions financières ». Le nouvel ordre social consacra la nouvelle forme du pouvoir de cette fraction de classe, de même que la concentration du revenu en sa faveur.
Les premières décennies du XXe correspondirent ainsi à une première hégémonie financière, en ce sens que cette finance : (1) devint un acteur central dans l’histoire du capitalisme, et (2) domina sans conteste, tant vis-à-vis du secteur retardataire que des cadres occupés à révolutionner la technique et l’organisation.

Le contrôle de la macroéconomie

Le progrès de la gestion des entreprises et la spectaculaire croissance des mécanismes financiers suscitèrent une tendance à une instabilité macroéconomique croissante, selon le mécanisme que nous avons baptisé « instabilité tendancielle »[19]. Par là nous entendons une propension accrue de l’économie à entrer en surchauffe et à tomber dans des récessions. Au-delà de la généralisation des relations capitalistes et du marché, le lien avec l’extension des mécanismes du crédit est évident, et fréquemment rappelé, notamment par les économistes hétérodoxes ; le lien entre cette instabilité et la gestion des entreprises est plus original. C’est une thèse que nous avons établie, qui renvoie, techniquement, à notre microéconomie de déséquilibre[20]. De cette tendance accrue à l’instabilité découla la nécessité parallèle d’une intervention centrale pour en contrer les effets. Du XIXe siècle à nos jours, on peut parler d’une véritable course de vitesse entre, d’une part, la tendance à l’instabilité et, d’autre part, ces interventions visant à y remédier. A l’évidence cette dynamique n’exclut pas les erreurs et retards, les crises suscitant des innovations institutionnelles.
On peut résumer les principales étapes de cette poursuite de la manière suivante. Au cours des dernières décennies du XIXe siècle et jusqu’en 1913, le système financier états-unien était connu sous le nom de National Banking System. Les grandes banques de New York et Chicago y jouaient un rôle similaire à celui de la Banque d’Angleterre, modulant les taux d’intérêt selon leurs observations des mouvements au sein du système financier (notamment les transferts de fonds, les crédits demandés par les banques locales à celles des grands centres…). A la fin du XIXe siècle, ce système n’était pas à la mesure des défis posés par les métamorphoses de l’économie, tant réelles que financières. Les crises étaient profondes et l’effondrement de la production se doublait de la chute d’une partie du système financier, dans une interaction réciproque où les causes et les effets sont difficiles à démêler. La bourse était prise dans ces mouvements dont elle subissait les conséquences et qu’elle contribuait à provoquer. Suite à la crise de 1907, un vaste dispositif administratif fut mis en place visant à la création d’une banque centrale, longtemps refusée. La Réserve fédérale vit ainsi le jour en 1913. Elle avait été précédée par des débuts d’intervention publique, notamment du Trésor[21].
La création de cette banque ne résolut pas les problèmes car elle restait soumise au contrôle des intérêts financiers privés. Les réticences politiques à l’intervention demeuraient fortes. Les principes qui gouvernaient les pratiques étaient encore arriérés[22]. On peut citer notamment l’attachement à la convertibilité en or plus qu’à la stabilité des prix ou de la production. L’inflation était perçue comme une menace planant sur la convertibilité, et la récession comme mettant en danger la solidité du système bancaire plus qu’un dommage en soi. La « doctrine des titres réels » (real bill doctrine) énonçait que les crédits bancaires devaient « accompagner » des transactions réelles. Dans cette limite, ils étaient supposés ne pas receler de risque inflationniste[23].
Mais les capitalistes et les institutions financières n’acceptèrent ces innovations qu’avec réticence, et certains courants restèrent profondément opposés à ces changements. Le caractère public et central de ces mécanismes était perçu comme porteur de risques importants pour la classe capitaliste.
Dans son opposition à l’émergence de ce contrôle centralisé, la finance avait-elle tort ou raison ? L’avenir prouva d’abord son erreur, car seule une intervention vigoureuse permit l’arrêt de l’effondrement du système financier au cours de la dépression des années 1930. Mais les politiques macroéconomiques, après la Seconde Guerre mondiale, furent définies, dans un premier temps, par opposition à la finance, ce qui justifia après coup les appréhensions des plus réticents. Ils avaient, d’une certaine manière, raison d’avoir peur. Le nouveau dispositif, était, en effet, du point de vue étroit de la finance, chargé de risques, et celle-ci faillit effectivement ne pas s’en remettre. Mais les choses s’inversèrent de nouveau dans le néolibéralisme. Il apparut finalement que la finance avait eu bien tort de s’opposer à l’émergence d’un cadre musclé de contrôle macroéconomique : il suffisait de s’en assurer la maîtrise, ce qui fut fait !
La section suivante décrit le premier épisode : l’émergence des politiques macroéconomiques dans un climat d’hostilité à la finance après la guerre. C’est dans la foulée de la crise de 1929 et de la Seconde Guerre mondiale, que le système financier connut cette nouvelle métamorphose. La banque centrale et le Trésor devinrent des éléments fondamentaux du secteur financier, s’enrichissant ainsi de composantes publiques ou parapubliques, mais échappant à la finance dans sa définition de classe. Ce fut une transformation majeure. Elle nous intéresse au premier chef, car lorsque nous définissons la finance capitaliste par référence aux institutions financières, ce problème de l’inclusion de ces institutions centrales dans la finance ou de leur exclusion, définit un enjeu important.

Le compromis « keynésien »

Le monde capitaliste dut, au milieu du XXe siècle, encaisser un ensemble de chocs majeurs : la crise de 1929, la Seconde Guerre mondiale, ainsi que l’émergence de l’URSS (quelle que soit sa nature de classe) comme puissance (de fait un contre-empire face à l’empire états-unien dont la prééminence était désormais bien établie). A partir de là, les différents aspects de la nouvelle configuration propre au XXe siècle se dissocièrent : (1) le développement des grandes sociétés se poursuivit ; (2) s’affirma le rôle déterminant des gestionnaires, au double niveau de la gestion des entreprises et de la conduite des politiques ; alors que (3) la capacité de contrôle des propriétaires capitalistes allait en s’amenuisant à ces deux points de vue.
La nature de la propriété capitaliste, au sens étroit, n’avait pas changé, car la classe capitaliste restait détentrice des actions et créances. Mais les pouvoirs et revenus associés à ce privilège se virent considérablement diminués. Si l’on redonne au concept de propriété l’intégralité originelle de ses attributs, c’est-à-dire si l’on y inclut le contrôle individuel et social aux côtés de la propriété juridique stricte, on peut affirmer que l’après-guerre marqua un très fort recul de la propriété capitaliste. La transformation principale se situa au niveau de la hiérarchie des pouvoirs entre les différentes classes sociales et leurs fractions. Il est convenu d’appeler compromis keynésien, cette grande conjoncture historique des premières décennies de l’après-guerre. Pour en analyser le profil, il faut faire un détour par l’étude, plus générale, de la relation entre l’État et la structure de classe. C’est l’objet de l’encadré 2.
En quel sens le compromis keynésien fut-il un compromis et fut-il keynésien ?
1. Prolégomènes. A partir de 1933, l’État intervint très fortement dans l’économie états-unienne afin d’enrayer la dépression, notamment en tentant de contrôler la concurrence et les prix, et en réglementant le secteur financier rendu responsable de la crise. Les organisateurs du New Deal et de l’économie de guerre furent baptisés, aux États-Unis, les « planificateurs », ce qui donne une idée de l’ampleur des remèdes utilisés ou envisagés. L’idée prévalait qu’une nouvelle crise allait se manifester à la fin de la guerre, ou bien le capitalisme entrer dans une stagnation structurelle. Des penseurs acquis aux classes dominantes doutaient même de la capacité du capitalisme de se remettre sur les rails[24].
2. L’immédiat après-guerre : le compromis. Le nouvel ordre social qui se mit en place après la guerre fut un compromis très ouvert vers les classes populaires. Ce nouveau cours fut clairement reflété dans la chute formidable de la concentration du revenu, telle qu’en rend compte la figure 1. Le 1 % aux plus hauts revenus, vit sa part du revenu total divisée par deux environ, de 16 % à 8 %. Mais il s’agissait d’une transformation du mode de fonctionnement du capitalisme de beaucoup plus grande envergure. L’initiative privée, dans la gestion des entreprises, fut préservée. Pourtant, les gestionnaires acquirent une grande autonomie par rapport aux propriétaires capitalistes. Les taux d’intérêt étaient faibles ; peu de dividendes étaient distribués, et les profits étaient largement conservés dans les entreprises et servaient à investir. Cette période fut marquée par un progrès du pouvoir d’achat de larges fractions de la population et le développement de systèmes de protection sociale (en matière de santé et de retraite notamment). Au niveau des politiques, la croissance et le plein emploi furent érigés en objectifs explicites. Au total : une classe capitaliste contenue, aux revenus diminués, quoique non dépossédée, et de fortes concessions aux classes moyennes et populaires. Cette ouverture vers les classes populaires est une caractéristique tout à fait particulière du compromis keynésien. En dépit du compromis social interne et du recul de la finance, la nature de classe de la société était évidemment maintenue ; sur le plan extérieur, l’ordre mondial restait celui de l’impérialisme, quoique dans des configurations renouvelées.

État, classes, compromis et hégémonie
Dans sa définition d’usage courant, l’État est conçu comme un organe technique, assurant des fonctions d’organisation à l’échelle de l’ensemble de la société (éducation, information, justice, police, défense, politiques économiques, etc.) et administrant les relations avec d’autres pays.
Marx définit l’État différemment : à partir de ses fonctions dans une société de classe. L’État est conçu comme l’institution (les institutions ou appareils) où s’exprime le pouvoir des classes dominantes ; dans une formulation plus rigoureuse, il s’agit de l’institution où se configurent les relations de pouvoir entre fractions des diverses classes, et qui est le vecteur de la mise en œuvre, nécessairement collective, du pouvoir des classes dominantes
[25].Les organes techniques sont bien là, car l’exercice de cette fonction sociale requiert le contrôle d’un ensemble d’appareils et mécanismes, comme l’école, l’armée, etc., mais en position d’instruments. En d’autres termes, la conduite des fonctions technique est appréhendée comme l’expression d’un monopole nécessaire à l’exercice du pouvoir. Le caractère « public », au sens moderne du terme, de ces institutions n’est pas déterminant : par exemple, l’école peut être déléguée à des congrégations religieuses, de même que les prisons ou l’armée peuvent être privatisées. L’exercice du pouvoir d’État s’accommode de telles délégations.
Quel est l’enjeu ? La pertinence de la conception de Marx apparaît dès lors que l’État est appréhendé dans l’histoire, c’est-à-dire dans un cadre théorique plus englobant (dans sa relation à d’autres concepts, comme ceux de rapports de production et de classe)
[26]. Cette importance est, par exemple, manifeste dans l’analyse du néolibéralisme. Dans les conceptions keynésiennes, l’État est posé en opposition au marché, et dans le néolibéralisme, s’affrontent Messieurs l’État et le marché. Cette définition manque l’essentiel.
Dans le cadre d’une société de classe, les termes république et démocratie (un terme que Marx n’utilise pas de manière synonyme au précédent) sous-entendent « de classe ». Marx parle ainsi de la république sociale (populaire) pour l’opposer à la république bourgeoise (de classe) :
Si le prolétariat de Paris avait fait la révolution de Février [1848] au cri de « Vive la République sociale », ce cri n’exprimait guère qu’une vague aspiration à une république qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette république
[27].
La démocratie renvoyait, notamment dans l’antiquité occidentale, au pouvoir collectif d’une classe dominante, limitée typiquement aux adultes du sexe masculin d’une certaine catégorie sociale. Tel que le terme est couramment utilisé de nos jours, il désigne une république de classe, fondée sur le suffrage universel. Dans un tel régime politique, le pouvoir des classes dominantes s’appuie sur une vaste gamme de méthodes : de la domination idéologique à l’exercice direct de la contrainte et de la violence, à l’intérieur de règles données quoique constamment contournées. Cet exercice du pouvoir laisse libre cours, dans certaines limites, à la confrontation des intérêts des diverses fractions des classes dominantes, et la domination de classe s’en trouve mâtinée de certains compromis. Il est évident qu’il ne faut pas confondre démocratie de classe et dictature, cette dernière renvoyant à l’exercice d’une violence de classe sans fard.
L’enjeu théorique de telles distinctions est, encore une fois, essentiel. L’incapacité à reconnaître le caractère de classe des démocraties contemporaines place les analystes dans une position de perpétuelle « nostalgie » vis-à-vis de ce que fut, dans un passé mythique, ou de ce que devrait être, la République, notre mère à tous.
Par compromis, nous entendons l’acquisition du soutien de certaines classes ou fractions de classe au pouvoir des classes dominantes, sur la base d’avantages économiques (donc pas simplement comme le résultat d’une propagande pure et simple). Ce sont typiquement des classes moyennes qui sont impliquées dans de tels compromis. Mais l’éventail peut être ouvert ou fermé. Nous parlons du compromis keynésien et du compromis néolibéral, dont les contenus sont définis dans le corps du texte.
Nous utilisons le terme hégémonie, sans prétention, dans son sens étymologique « celui qui marche devant », et qui servit dans la Grèce antique à désigner la prééminence d’une cité sur les autres. On peut préciser la notion, dans le contexte de l’analyse des classes et de l’État dans le néolibéralisme, comme position dirigeante (en l’occurrence de la finance) dans une alliance de classe (avec les autres fractions des classes dominantes et classes du compromis)
[28].

3. Pourquoi Keynes ? Ce compromis mérite l’épithète de « keynésien » dans un sens très particulier mais limité. Keynes avait saisi que le problème fondamental du capitalisme n’est pas la capacité de produire ce qui est demandé ni d’investir plus, là où c’est nécessaire que là où ce l’est moins (tout cela selon la dynamique du système, il s’entend), mais sa forte instabilité macroéconomique[29]. A la fin de la guerre, la pensée keynésienne apparut comme la base d’un compromis possible. L’État se substituait à l’initiative privée – alias la finance – dans le contrôle de la macroéconomie, soit l’ajustement du niveau de la demande globale, tout en respectant fondamentalement la gestion décentralisée des cadres ainsi que la propriété capitaliste selon cette prégnance atténuée du rapport de propriété. Cette dépossession du contrôle macroéconomique marquait un recul du pouvoir de la finance.
La dimension internationale du compromis keynésien est, elle aussi, importante, et c’est un nouveau champ où se manifesta le recul de la finance. Keynes avait également très bien compris que la libre circulation des capitaux interdisait la conduite de politiques macroéconomiques autonomes. Dans un contexte d’ouverture financière, il est impossible de contrôler les taux d’intérêt ; des politiques du crédit et des changes sont irréalisables dès lors que les agents nationaux peuvent emprunter à l’étranger et dans une monnaie qui n’est pas la leur. La solution est l’instauration d’un contrôle des changes, un dispositif dans lequel l’économiste archi-libéral von Hayek voyait l’antichambre de la servitude (c’est-à-dire du communisme)[30]. Les accords de Bretton Woods (1944) ouvrirent cette possibilité de réglementation des mouvements de capitaux, qui fut, dès l’origine, controversée[31]. Les grandes banques de New York, l’avant-garde militante de la finance, s’opposèrent à ce plan, proposant un plan alternatif, celui des monnaies clefs, où elles restaient gestionnaires des mécanismes monétaires et financiers internationaux comme au bon vieux temps. Les accords de 1944 manifestèrent certains compromis vis-à-vis de la finance[32].
Dans ces années du compromis keynésien, le terrain de chasse du capital international resta borné par l’existence de modèles de développement assez dirigistes. Les limitations à la mobilité internationale des capitaux et au commerce mirent un frein à certains aspects des pratiques impérialistes de ces décennies keynésiennes. Les États contrôlaient leurs taux d’intérêt et encadraient leur crédit, restreignant, de cette manière, les marges de manœuvre de la finance internationale.
4. Un ordre social impérialiste. Gardons-nous, pourtant, d’idéaliser. Sur le plan économique, l’impérialisme de ces décennies se caractérisa par la vigueur de l’expansion des sociétés transnationales connaissant, de fait, ses rythmes de progression les plus rapides dans les années 1960 et 1970, fortement en retrait dans les années 1980. La croissance de la dette dite alors du « Tiers-Monde », dans un contexte de taux d’intérêt réels faibles et de guerre froide, au cours des années 1970, préparait l’exploitation éhontée, caractéristique de la phase ultérieure. Au plan plus directement politique, le développement des luttes dans le monde déboucha sur les guerres qu’on connaît, notamment les guerres d’indépendance des anciennes colonies et celle du Vietnam, et l’affirmation des régimes fascistes en Amérique Latine et ailleurs – des traits de l’impérialisme qu’il est inutile de qualifier.
5. Une perte d’hégémonie financière. Le sort réservé au secteur financier au cours de ces décennies de l’après-guerre fut sensiblement différent selon les pays. Si l’on peut parler d’« endiguement » aux États-Unis, la mise au service du développement des institutions financières alla beaucoup plus loin dans d’autre pays, comme la France, l’Allemagne, le Japon ou la Corée. En France, le système de crédit fut orienté vers la croissance, avec une forte intervention de l’État ; une partie du système bancaire fut nationalisée. Quand on calcule le taux de profit moyen du secteur financier, en France, compte tenu de la dévalorisation des créances par l’inflation, on trouve des taux de profit négatifs ! Au Japon, le secteur bancaire fut amarré au système productif, et mis au service de l’investissement et de l’innovation, dans une relation très étroite et médiatisée par les ministères publics.
La tolérance à l’inflation fut une autre expression de la transformation de la hiérarchie des pouvoirs entre la finance (classe et institutions) et le reste de la société et de l’économie. De même que Keynes avait voulu financer la Première Guerre mondiale par l’inflation, les premières décennies qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, furent l’occasion d’un processus de dévalorisation des créances, à la défaveur des créanciers. Il atteignit son paroxysme dans les années 1970, lorsque les taux d’intérêt furent inférieurs aux taux d’inflation, c’est-à-dire lorsque prévalurent des taux d’intérêt réels négatifs. Au moins en termes relatifs, les revenus de la finance plongèrent, alors que les patrimoines financiers fondaient. Comment rester riche dans le contexte de taux d’intérêt réels négatifs, de taux de profit faibles et de profits largement retenus par les sociétés, et d’une bourse stagnante après une chute de 50 %, en termes réels, au milieu des années 1970 ?
Globalement, l’après-guerre signifia la fin de la première hégémonie de la finance. La fraction supérieure de la classe capitaliste et ses institutions financières se voyaient contenues, quoique non éliminées, et une partie des mécanismes financiers mis au service du développement. Une euthanasie, qui n’atteignit jamais son terme…
Cette diminution de pouvoir coïncida, dans une certaine mesure, avec la perte de l’emprise de la classe capitaliste sur certaines institutions financières. Au plus fort des décennies keynésiennes, la fraction supérieure de cette classe avait perdu le contrôle de la banque centrale ; dans des pays comme le Japon ou la France, il s’agissait de segments entiers du secteur financier.
C’est la crise structurelle des années 1970, notamment l’accélération de l’inflation, qui donna à la lutte permanente de la classe capitaliste, qui n’accepta jamais ce recul, les conditions nécessaires à la récupération de son hégémonie, ce à quoi elle parvint dans le néolibéralisme : une seconde hégémonie financière.

Néolibéralisme : la reconquête

Dans l’analyse de l’affirmation de l’ordre néolibéral, il est important de distinguer les aspects économiques et politiques. L’idée générale est celle de Marx, lorsqu’il affirmait que les hommes font leur propre histoire, mais qu’ils la font dans des conditions déterminées. Et derrière « conditions », on peut entendre, très largement, conditions économiques. Cette section récapitule les principaux aspects et étapes de cette reconquête :
1. La crise structurelle des années 1970 et la vague inflationniste. Aussi longtemps que se maintint la relative prospérité de l’après-guerre, le nouveau compromis social demeura difficile à distendre, ce qui ne signifie pas qu’il ne subit pas d’attaques. Vers le milieu des années 1970, les taux de croissance chutèrent dans les pays du centre. Les rythmes d’accumulation cédèrent devant la baisse de la rentabilité du capital, depuis le milieu des années 1960 ou les années 1970. Les taux d’inflation commencèrent à augmenter aux États-Unis et ailleurs, alors que dans un pays comme la France, les inflations de l’après-guerre étaient à peine jugulées. Au milieu des années 1970, les cours de la bourse, corrigés de l’inflation, plongèrent. Même ainsi tolérée, même compte tenu des transferts de patrimoine qui en résultèrent en faveur des agents débiteurs, l’inflation ne remédia pas à la crise structurelle. Elle donna un répit. C’est dans ce contexte d’inflation cumulative que les politiques keynésiennes furent attaquées de front par les courants dits monétaristes, qui leur imputaient la hausse des prix. Ces politiques militaient en faveur de l’équilibre budgétaire, et de l’abandon des ajustements de la création monétaire par le crédit en tant que processus contracycliques délibérés. Des cibles de croissance des agrégats monétaires furent définies, supposées intangibles. Ces politiques échouèrent, mais ces échecs n’enrayèrent en rien la marche en avant des représentants de la classe capitaliste. Déjà des pans entiers des accords de Bretton Woods s’étaient effondrés après la crise du dollar au début des années 1970, notamment l’abandon des parités fixes et ajustables au profit du flottement des monnaies. La poussée des institutions financières en faveur de la libre circulation des capitaux devenait de plus en plus forte. Le basculement fut subit en 1979. Alors que l’administration de Jimmy Carter appelait à la relance concertée et que le socialisme « à la François Mitterrand » fourbissait ses armes en France, la Réserve fédérale des États-Unis prit la décision de hausser les taux d’intérêt à n’importe quel niveau supposé requis pour juguler l’inflation – dans le mépris total des conséquences en termes d’emploi et d’endettement, notamment vis-à-vis des pays du Tiers-Monde. Cette décision fut un coup de génie politique, car les classes quelque peu possédantes se trouvèrent soudainement soulevées par l’allégresse des rémunérations substantielles. Les retraités, dont les retraites n’étaient pas encore attaquées, jouissaient, enfin, de leurs économies.
2. Les eurobanques, institutions financières hors régulations. Dans cette lutte, l’émergence graduelle d’un système financier international hors des réglementations nationales, celui des eurobanques, qui n’étaient « européennes » qu’incidemment parce qu’elles se développèrent originellement à Londres, joua un rôle fondamental[33]. Elles furent un centre de reconstitution de la finance internationale.
3. L’information et l’enseignement. Le pouvoir de l’argent permit la reconquête graduelle des médias et des universités.
4. La fragilité du compromis keynésien. L’incapacité du compromis antérieur à faire face à la crise montante fit le reste. La convergence des intérêts entre les cadres et les classes populaires s’en trouva déstabilisée. Cette situation de crise impliquait des arbitrages et des disciplines, dont les conditions politiques n’étaient pas réunies. Les partis de gauche et les syndicats se laissèrent porter par la vague des promesses qui avait soutenu leur dynamique dans les premières décennies de l’après-guerre. En France notamment, la « relance du pouvoir d’achat » était supposée résoudre les problèmes de croissance, dans une grande confusion politique et analytique, alors que la capacité du système à abaisser les seuils de rentabilité supportables s’épuisait[34]. Cet effritement du compromis – incapable de résister à l’adversité – ouvrit la voie à la restauration du pouvoir de la finance, et à la conversion des élites de la gauche traditionnelle, qui s’engouffrèrent dans le néolibéralisme au nom de la modernité multinationale (à des degrés divers et selon les niveaux de résistance).
5. Les bannières nationalistes. Dans le cas du Royaume-Uni de Margaret Thatcher, comme dans celui des États-Unis de Ronald Reagan, la dimension nationaliste eut un rôle déterminant. Le Royaume-Uni joua la carte de la place financière de Londres, abandonnant des pans entiers de son industrie à l’action corrosive des éléments. Reagan promit le « retour » des États-Unis (America is back), dont les analystes de gauche, ou de droite d’ailleurs, soulignaient le déclin. Dans l’atmosphère générale de crise et de faillite au Vietnam, ces circonstances permirent aux agents de la finance mondiale de se présenter face aux classes moyennes en pourfendeurs de la médiocrité.
6. Luttes de classes en Amérique Latine. Dans la foulée de la révolution cubaine en 1959 et de sa consolidation (malgré la réplique des États-Unis aux audaces de l’Union Soviétique) et des luttes radicales dans les pays d’Amérique Latine, les années 1970 virent la succession de redoutables coups d’extrême droite, comme au Chili en 1973, en Argentine en 1976, etc. Ces nouveaux régimes introduisirent, dans des configurations complexes, certains éléments d’ouverture commerciale et financière, et réprimèrent les revendications populaires. Ces dispositifs échouèrent face à la crise de la dette du début des années 1980, mais ils apparaissent rétrospectivement comme de premières tentatives annonçant ce qu’allait être le néolibéralisme. Les forces régressives du centre et de la périphérie convergèrent. Restait à boucler le cycle du fascisme – tour à tour, suscité par les classes dominantes puis dénoncé – pour ouvrir la voie à des ordres de classe plus « civilisés », ceux des démocraties de classe libérales, soit, en l’occurrence, néolibérales.

4 – Les agents

Cette section dresse un tableau des agents dominants et des institutions dans le capitalisme néolibéral : les classes dominantes, les classes salariées supérieures dans le compromis néolibéral, les institutions financières, l’État et les sociétés transnationales.

Les hauts revenus aux États-Unis

Quand on examine les revenus de l’ensemble des ménages des États-Unis au début des années 2000, toujours dans les mêmes statistiques fiscales de 2001, on voit assez clairement se singulariser une fraction supérieure dont les revenus sont assez différents du reste de la population[35]. Il s’agit d’un écart de niveau, mais également de composition. Il n’est évidemment pas possible de passer sans précaution de l’observation des revenus à la structure de classe, mais il s’agit là d’un aspect important des différentiations sociales.
A en croire les statistiques fiscales, la grande masse de la population, soit 98 % des ménages, reçoit moins de 200.000 dollars par an. Son revenu est formé à 90 % de salaires, dans une acception large qui inclut les retraites. Les revenus du capital, au sens des intérêts et dividendes, représentent moins de 5 %. Le tableau change en pénétrant parmi les 2 % aux revenus supérieurs à 200.000 dollars (aux États-Unis, 2 % des ménages signifie plus de 2 millions de familles). Les salaires représentent encore un peu plus de la moitié du revenu de ces ménages ; les gains en capitaux (notamment les plus-values boursières), 18 % ; les dividendes, intérêts et loyers, 11 % ; et les revenus d’entreprises autres que les sociétés par actions, comme ceux des professions libérales et des travailleurs indépendants, 14 %[36]. Il n’est évidemment pas possible de fixer une frontière rigoureuse, et les données disponibles sont limitées, mais les traits d’un monde capitaliste privilégié semblent s’affirmer entre 2 % et 1 % ; nous placerions volontiers la frontière aux alentours du 1,5 % des ménages aux revenus les plus élevés.
L’importance des salaires et des revenus des entreprises autres que les sociétés par actions, dans les revenus supérieurs, a conduit à parler de « riches travailleurs », ou de « riches au travail ». Les pourcentages précédents appellent, cependant, les éclaircissements suivants, permettant d’en saisir la nature véritable :
1. Beaucoup de revenus financiers échappent aux statistiques fiscales, et il y a toutes raisons de penser que ce pourcentage s’est accru dans le néolibéralisme. On estime en France, par exemple, que les revenus du capital déclarés représentent moins de 20 % de leur valeur. Il s’agit d’innombrables dispositifs permettant d’échapper à l’impôt (investir dans des paradis fiscaux, placer dans des fonds d’assurance vie, donner des portefeuilles d’actions à ses enfants, ce qui exonère de l’impôt sur les plus-values, etc.).
2. Le cas des entreprises autres que les sociétés par actions montre que le tissu des relations sociales est plus complexe encore que ce que suggère la séparation entre salaires et profits dans une société par actions. Une fraction correspond à des entreprises financières où les ménages les plus riches gèrent en commun leurs avoirs et s’engagent dans des opérations financières ; des flux d’intérêts et de dividendes sont ainsi transformés en une autre catégorie de revenus. On peut noter incidemment que ces entreprises sont des utilisateurs privilégiés de paradis fiscaux. Considérant l’ensemble de ces entreprises autres que les sociétés par actions, les activités financières et immobilières représentent environ un tiers de leur revenu total. Un quart de ce revenu provient de services rendus aux entreprises. Il s’agit de la sous-traitance de tâches de gestion à des entreprises de cadres spécialistes, vendeurs de leur compétence, mais aussi propriétaires de leur entreprise.
3. Au sein de ce 1 % supérieur en termes de revenus fiscaux, les revenus autres que les salaires sont importants. Globalement, cette caractéristique signale déjà un statut dans les relations de production distinct de celui du salarié type. Cela est d’autant plus vrai qu’on s’élève dans la hiérarchie. Les rémunérations sont si élevées, que tout ménage parvenant à ces niveaux devient, de fait, le détenteur d’un portefeuille de titres important. De plus, les revenus de ces groupes, classés comme « salaires », doivent être appréhendés avec précaution, puisqu’ils regroupent les salaires au sens strict et les distributions de titres, comme des stock-options réalisées ou d’autres distributions. Si l’on considère la moyenne de ces revenus pour les 100 présidents de sociétés les mieux payés, elle équivalait à un peu moins de 40 fois le salaire national moyen en 1970 et plus de 1000 fois en 1999 (presque 500 fois en 2003)[37]. En 1999, le revenu annuel moyen, par individu, de ces 100 présidents atteignit 40 millions de dollars, dont moins de 10 % de salaires et primes, au sens strict, et le reste sous la forme de distributions de titres. Nous sommes là dans un monde de rémunérations exorbitantes, dont la nature est celle d’une distribution directe de plus-value.
Nous avons évoqué antérieurement la chute de la concentration des revenus fiscaux durant les décennies du compromis keynésien, le 1 % aux revenus les plus élevés voyant sa quote-part du revenu total des ménages diminuer de 16 % à 8 % (figure 1). Tout s’inversa avec le néolibéralisme. Comme le montre la figure, ce 1 % vit sa part du revenu fiscal total passer, en un peu plus de 20 ans, de 8 % à 16 % du revenu total. Cette croissance formidable des inégalités fut particulièrement aiguë au sommet de la pyramide. Alors que 90 % des familles (aux revenus les plus faibles) connurent, entre 1970 et 2002, une stagnation approximative de leur pouvoir d’achat, celui du 0,01 % supérieur fut multiplié par 4.

Le compromis néolibéral : les classes moyennes supérieures et l’interface propriété-gestion. Gauches et droites

Bien que l’information dont on dispose soit limitée, il vaut la peine d’examiner les transformations des revenus des groupes qui n’appartiennent pas directement à cet univers des propriétaires, mais en sont les plus proches. Dans le capitalisme moderne états-unien, il s’agit de ménages salariés (les autres catégories de revenus, comme ceux des petits propriétaires, représentant assez peu de choses).
Le groupe qu’on va isoler est celui des ménages dont les revenus les situaient en 2001, en dessous du 1 % aux revenus les plus élevés, mais au-dessus des 90 % inférieurs : donc le fractile compris entre les 90 % et 99 % de l’échelle des ménages en termes de revenus. Comme tous les hauts revenus, la quote-part du revenu total que recevait ce groupe chuta brutalement à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce groupe perdit environ 4 % de sa part du revenu total du pays (de 27 % à 23 %), presque autant que le 1 % supérieur (de 16 % à 8 %). A noter que, dans cette comparaison, on doit garder présent à l’esprit que le 1 % est évidemment 9 fois moins nombreux que le fractile 90-99. Ces deux pertes bénéficièrent au fractile 0-90, dont la quote-part augmenta ainsi de 9 % (de 56 % à 65 % du revenu total du pays) à la fin de la guerre. Mais alors que le 1 % continua lentement son déclin jusqu’au début du néolibéralisme, le fractile 90-99 récupéra graduellement sa quote-part, et cela régulièrement depuis la guerre.
La perte relative de revenu de la classe capitaliste jusqu’au néolibéralisme est donc bien spécifique. Mais ce qui nous intéresse ici, au premier chef, est que le néolibéralisme permit la récupération de la part des revenus de la classe capitaliste, après 1980, sans entamer la quote-part des 90-99 et sans enrayer sa progression. Tout se fit au détriment du fractile 0-90. L’enseignement est donc double. D’une part, les décennies du compromis keynésien furent marquées par l’avancée relative du pouvoir d’achat de la grande masse de la population, mais les classes salariées supérieures de gestionnaires privés et publics bénéficièrent particulièrement de cette période (contrairement à la classe capitaliste). On note ici une expression quantitative de la nature du compromis keynésien, particulièrement favorable aux cadres du haut de la hiérarchie, alors que les revenus de la classe capitaliste étaient contenus. Préférable à l’expression compromis keynésien aurait été celle de compromis « cadriste » selon la terminologie que nous proposons[38]. D’autre part, ces classes salariées supérieures n’ont guère souffert du néolibéralisme, à l’opposé de la majorité de la population dont la part du revenu total a chuté et le pouvoir d’achat stagné.
Que se passe-t-il donc au sommet ? Que ce soit dans le compromis keynésien ou dans le néolibéralisme, on peut toujours identifier, dans un monde où propriété et gestion sont séparées, un « lieu social » d’interaction entre actionnaires et gestionnaires. Nous le désignons comme interface propriété-gestion. Il s’agit du monde de la haute gestion et des conseils d’administration. S’y côtoient des propriétaires, parties prenantes dans la gestion, et des salariés. S’y définit ce qu’il est convenu d’appeler « le gouvernement d’entreprise ». L’interface ne se configure évidemment pas de la même manière dans le compromis keynésien et dans le néolibéralisme. Le compromis keynésien avait placé le sommet de la gestion dans un rapport de force favorable aux gestionnaires. La nouvelle hégémonie financière dans le néolibéralisme repose sur un renversement de ce rapport. Un des aspects importants du néolibéralisme fut la nouvelle discipline imposée aux gestionnaires en faveur des propriétaires. Pourtant, à ce niveau des hiérarchies, un tel rapport ne peut s’établir de manière purement hostile.
Le tour de force du rétablissement du pouvoir de la classe capitaliste ne fut accompli qu’au prix de l’association des fractions supérieures des gestionnaires aux avantages que le néolibéralisme conféra à la propriété capitaliste. S’est ainsi établi un lien étroit entre propriété et haute gestion.

Fusion au sommet. Hyperdroite
Aux États-Unis, le rapport qui s’établit entre les fractions très supérieures des gestionnaires et la classe capitaliste, dans l’interface, dépasse désormais les bornes d’un simple compromis
[39]. Le rapport n’est pas seulement d’association, de haut vers le bas : les propriétaires faisant un sort favorable aux catégories très supérieures des gestionnaires. Le néolibéralisme a, symétriquement, suscité un retour des classes propriétaires vers le contrôle, et une fraction importante des revenus capitalistes revêt la forme de « salaires », y compris les distributions de titres. Ce n’est pas simplement que ces capitalistes font figure de « travailleurs », comme Marx le suggérait, observant les capitalistes « encore » actifs dans le contexte des toutes premières étapes de la transition vers la bourgeoisie financière, mais qu’ils pénètrent dans le rapport cadriste désormais établi historiquement comme substitut potentiel du rapport capitaliste.
Ce nouveau rapport est ambivalent, c’est-à-dire possède une double portée. D’une part, il permet la perpétuation du pouvoir et des revenus des propriétaires du capital, et, d’autre part, il dessine les contours d’une métamorphose de la position de classe proprement capitaliste en faveur d’un rapport cadriste ultra-hiérarchique, complètement dégagé des alliances populaires. Il combine donc l’ancien et le nouveau, et c’est de là que découle son importance historique.
En termes de rapports de production, une telle configuration affecte la nature de la relation aux moyens de production. Il y a un dépassement, de fait, de la base économique du compromis néolibéral au sommet, qui demeurait essentiellement confinée à la hiérarchie des revenus. Il s’agit désormais plus directement du rapport de propriété des moyens de production : de propriété stricte et de contrôle.
En termes politiques, il s’agit toujours du même basculement des alliances déjà caractéristique du compromis néolibéral, mais poussé beaucoup plus avant. La nouvelle configuration parvient à ce résultat en minant la base économique des compromis potentiellement progressistes entre les cadres et les classes populaires ; ou, plus exactement, en construisant les bases économiques d’une fusion au sommet. Cette nouvelle configuration « joue », ainsi, « un sale tour » historique aux classes populaires et à la majorité des cadres. De vastes fractions des cadres sont susceptibles de se laisser piéger aux reflets de ce qui restera pour la majorité d’entre eux, un miroir aux alouettes. Car les groupes subalternes de l’encadrement cadriste demeureront probablement dans cette position de compromis, caractéristique du compromis néolibéral, en marge de la fusion au sommet. Corrélativement, au-delà du clivage gauche/droite, on peut identifier la construction d’une « hyperdroite », telle que celle perceptible aux États-Unis, traduisant le renforcement de la domination de classe que permet le dépassement des contradictions au sommet.

Il est à noter que ces rapports ne semblent pas encore s’imposer en France, bien que beaucoup y travaillent, ou, du moins, que leur é tablissement se heurte à des pesanteurs institutionnelles et sociales, fortement déterminées historiquement.

Cette relation privilégiée, au sommet, entre propriétaires capitalistes et les fractions supérieures des salariés, s’est étendue au-delà de ce monde de l’interface, jusqu’à englober la totalité du fractile 90-99 dans l’échelle des revenus. Ce phénomène nous conduit à parler d’un compromis néolibéral, pendant du compromis keynésien. L’idée centrale est que, dans le néolibéralisme, la finance n’exerce pas sa domination complètement en solitaire, bien que sa position soit hégémonique. Les nouvelles classes moyennes supérieures sont acquises au néolibéralisme par le sort relativement favorable qui leur a été réservé. Elles-mêmes soumises à la propagande néolibérale, qu’elles participent d’ailleurs à définir et diffuser, leur adhésion est établie sur une base économique, puisque leurs revenus sont en jeu[40].
C’est la relation entre propriété, haute gestion et les hautes charges du secteur public qui est ici en jeu, selon diverses configurations profondément marquées par les caractères de chaque société et par le cours de l’histoire. Il ne faut pas oublier que les États-Unis furent la patrie de la révolution de la gestion, et que la relation entre managers et propriétaires n’y a pas revêtu les mêmes caractères que dans des pays comme la France ou le Japon.
L’alliance des couches populaires et des cadres, telle que dans le compromis keynésien, fit planer sur les classes de propriétaires la menace historique la plus vive. Mais les cadres du compromis keynésien représentaient un ennemi moins coriace que les cadres du socialisme réel, ceux d’un « cadrisme bureaucratique », qui suscita des décennies d’anticommunisme et toute la violence de la Guerre froide, pour finalement céder face à son incapacité à se réformer.
La nouvelle configuration du compromis néolibéral tourna le dos à cette alliance des cadres avec les classes populaires d’employés et d’ouvriers, et scella une autre alliance orientée vers le haut des hiérarchies sociales. Il est important de bien saisir les aspects économiques et politiques du compromis néolibéral : (1) ce compromis a une base économique, le sort réservé aux classes de cadres, principalement en termes de revenus ; (2) il s’agit d’une alliance politique, l’acquisition du soutien politique au sens strict et de la collaboration dans la vaste entreprise de transformation sociale en cours.
La dissolution des courants progressistes dans les partis de gauche, typiquement le parti socialiste ou les Verts en France, a conduit certains analystes à la conviction d’une perte de pertinence du clivage droite/gauche sur l’éventail politique. Cette conviction reflète la difficulté de construire une interprétation de cette polarisation en termes de classe. Plutôt que d’établir une correspondance stricte entre partis et classes, il faut pénétrer dans la dynamique historique de ces configurations. Les glissements entre gauche et droite (toutes les ambivalences et ambiguïtés) doivent s’interpréter sur l’échelle de ces compromis, entre le compromis cadriste populaire et le compromis néolibéral. Le basculement des alliances, dont les cadres sont le pivot, vers la classe capitaliste, entre le compromis keynésien et le compromis néolibéral, donne seul son sens à la polarisation « droite/gauche » sur l’échiquier politique contemporain.
Le lien, aux États-Unis, entre capitalistes et cadres au sommet, est, cependant, devenu si étroit que la problématique du compromis néolibéral, telle que définie ci-dessus, en devient probablement trop restrictive. Ces transformations ouvrent la voie à un processus de fusion au sommet (voir l’encadré 3).

Les institutions financières nationales et internationales

Nous poursuivons notre examen des agents constitutifs de la finance par celui des institutions financières. Parmi ce qu’il est convenu de regrouper sous ce vocable, il convient de distinguer différentes catégories :
1. Les entreprises financières privées. Il s’agit d’abord du système bancaire, mais existent bien d’autres entreprises financières (dites nonbancaires) : de crédit, de gestions de patrimoines, d’assurance, de courtage, etc. La tendance au cours des dernières décennies fut plutôt à la diversification des fonctions au sein de grandes sociétés en partie bancaires et, plus généralement, financières, elles-mêmes divisées en de nombreuses filiales (des milliers pour les plus grandes). Aux États-Unis, il s’agit des financial holding companies[41]. Certaines entreprises financières n’ont pas le statut de vraies corporations, mais d’entreprises individuelles ou partnerships[42], comme les petites sociétés gérant les patrimoines des familles. Ces sociétés ne sont petites que par le nombre des sociétaires. Aux États-Unis, leur valeur propre (somme des actifs moins les dettes) est égale à celle de toutes les sociétés (corporations) financières, dont notamment toutes les banques !
2. Les entreprises financières hors réglementations nationales (les eurobanques). Comme on l’a rappelé, lors de la crise de 1957 au Royaume-Uni, commencèrent à se développer des opérations financières hors des cadres de réglementation nationaux. Les banques anglaises découvrirent qu’en dépit des limitations aux mouvements des capitaux, elles pouvaient utiliser les dépôts en dollars de leurs clients étrangers, pour faire des crédits (la monnaie du pays n’intervenant pas). Ces nouvelles pratiques allaient connaître un développement considérable et servir d’appui dans la restauration de l’hégémonie de la finance (section 3). Elles se combinèrent à la création de paradis fiscaux. Les États-Unis autorisèrent l’implantation sur leur propre territoire de telles institutions spécialisées dans l’évasion fiscale, appelées International Banking Facilities. Ainsi, au sein de la rubrique précédente, faut-il distinguer ces entreprises financières placées hors des cadres de réglementation nationaux.
3. Les fonds de retraites et fonds de placement. Ces fonds ne sont pas des sociétés. Ils n’ont pas de dettes, et la notion de fonds propres (actifs moins dettes) n’y a pas de sens. Dans les cadres de comptabilité nationale états-uniens, leur valeur est appelée « reserve ». Ils sont gérés dans des structures tout à fait particulières, utilisant les sociétés financières pour réaliser leurs opérations et gérer leurs portefeuilles (cette gestion est une activité des Bank Holding Companies), et une source de gain importante pour ces dernières.
4. Les banques centrales et institutions publiques ou parapubliques nationales. Parmi ces institutions financières, il en existe de nombreuses possédant un caractère étatique plus ou moins prononcé, quel que soit leur statut exact. Outre les banques centrales, on peut citer, en France, une institution comme la Caisse des dépôts et consignations, ou, aux États-Unis, des agences fédérales (qui, par exemple, acquièrent les crédits consentis par les banques), qui assurent les dépôts contre les risques de fermeture des banques, etc.
5. Les institutions financières internationales. Il s’agit des organisations bien connues : Fonds Monétaire International (FMI), Banque Mondiale, Banque des Règlements Internationaux, etc. Une institution comme le FMI fut créée dans le cadre des accords de Bretton Woods en 1944. Ce fonds avait vocation à la stabilisation des relations commerciales et financières internationales, par l’octroi de crédits aux pays en déficit extérieur, et au contrôle des flux monétaires et des opérations de change. Dès sa création, il représenta un objet de controverses. Certaines idées et pratiques favorables aux intérêts de la finance ne furent jamais complètement écartées. Déjà dans les décennies du compromis keynésien, ses recommandations revêtaient des caractères orthodoxes.
Au total, l’histoire des transformations du capitalisme témoigne de la relation privilégiée entre la fraction dominante de la classe capitaliste et les institutions financières. Ces institutions furent les acteurs qui représentèrent les intérêts capitalistes dans les luttes : à la fin du XIXe siècle lors de la formation des institutions du capitalisme moderne, dans l’exercice de la première hégémonie financière, dans la configuration du compromis keynésien (où la finance, y compris ses institutions, ne fut pas éliminée), et surtout dans la révolution néolibérale.
Un des aspects primordiaux du compromis keynésien fut de détacher des composantes importantes des institutions financières de l’emprise des propriétaires du capital, notamment les banques centrales, mais aussi le système bancaire en général parfois nationalisé en partie. Mais dans tous les cas, ces institutions financières ont représenté des pôles d’attraction où convergèrent les forces de la classe capitaliste dans leur recomposition. La reprise du contrôle de ces institutions, magistrale dans le néolibéralisme, est un élément central du nouvel ordre social. Cela est vrai au plan national comme au plan international. Il est inutile d’insister sur le rôle d’agent néolibéral du FMI ou de la Banque Mondiale. On connaît également l’impact des fonds de placement sur les entreprises, dont elles disciplinent les gestionnaires afin de garantir une gestion favorable aux actionnaires. L’analyse que Marx avait donné des institutions du capital de financement, fondamentalement les banques, comme administrateur de ce capital et du capital en général, apparaît plus pertinente que jamais.

L’État néolibéral

Dans beaucoup d’interprétations du néolibéralisme, à ses origines – de la part d’une certaine économie keynésienne, fort peu politique – le couple marché/État a joué un rôle fondamental. Et ce courant reste vivant. Nous nous sommes efforcés, dès les origines également, de mettre en avant une interprétation en termes de classe, celle qui nous a conduits à la définition du concept de finance. Mais ce déplacement de la problématique vers l’analyse de classe, ne règle pas la question de la relation de l’État au néolibéralisme. Cette difficulté réapparaît également dans les formulations de certains analystes, qui, prenant conscience de l’importance du rôle de l’État dans le néolibéralisme, en viennent à nier le concept, confondant ainsi le mot et le sens : si l’État intervient, il ne peut y avoir de « libéralisme ». Le terme néolibéralisme est partiellement adéquat, ce qui veut dire qu’il l’est en partie et, en partie, ne l’est pas. Les deux éléments doivent être pris en compte.
Il faut d’abord comprendre que l’expression « libre marché », qui sous-tend le terme libéralisme, ici économique, renvoie à la liberté d’action des capitalistes et des entreprises. Dans ce sens, le néolibéralisme a bien manifesté le rétablissement de cette liberté partiellement entravée pendant le compromis keynésien, tant au niveau national qu’international. Et ce rétablissement n’est pas achevé. Au plan national, il s’agit des privatisations et de certaines déréglementations. Mais cela est particulièrement évident au plan international, dans la généralisation de l’ouverture des frontières commerciales (la doctrine et la pratique du libre-échange) et la libre circulation des capitaux. Les traités internationaux, dits, justement, de libre-échange, ont désormais pour enjeu principal la protection des investissements à l’étranger, c’est-à-dire la libre action du capital international. Dans les relations capital-travail, les législations et réglementations évoluent dans un sens favorable à l’initiative des employeurs : notamment la liberté d’embaucher et de mettre à la porte.
Mais cette liberté des capitalistes et des entreprises serait bien fragile sans l’appui que lui fournissent les États, ainsi que les institutions para-étatiques nationales et internationales. Et une interprétation de l’État dans les rapports de classe, et non flottant au-dessus d’eux, est ici essentielle (encadré 2). On peut rappeler les caractères suivants de cette intervention :
1. La transition au néolibéralisme fut conduite par les États. Elle incluait le recul de certains modes d’intervention ; ces reculs ne doivent pas être interprétés comme une démission collective, mais comme un alignement sur les stratégies des classes dominantes, faisant suite à la concoction d’un nouveau compromis social dont les institutions étatiques sont les marmites. L’appropriation des institutions étatiques par les classes dominantes, conformément aux pondérations du nouveau compromis, ne pouvait être qu’un processus progressif et limité par les résistances sociales. Par exemple, en France, le démontage des systèmes de protection sociale fut, et est encore au début des années 2000, entravé par la résistance populaire, dans le double exercice des luttes sociales et du vote sanction (forme contemporaine de l’expression, toujours résiduelle, de la volonté populaire dans les républiques de classe).
2. Dans le néolibéralisme, l’intervention étatique, dans les champs économiques, est forte. On peut signaler, en premier lieu, la politique monétaire très musclée et efficace, qui a supposé de profondes réformes institutionnelles (comme, aux États-Unis, le renforcement des pouvoirs de la Réserve fédérale), et l’indépendance des banques centrales. Un autre exemple majeur est, toujours aux États-Unis, l’énorme intervention publique dans les mécanismes du crédit qui résulte du rachat par des agences fédérales des créances hypothécaires des banques. En Europe, qui soutiendrait que la Commission Européenne et la banque centrale se gardent de toute intervention économique, alors qu’elles ouvrent la voie à l’ordre néolibéral et en font la police ?
3. Au plan des politiques internationales, les États sont les piliers du maintien et de la progression du néolibéralisme. Qui négocie les traités économiques, qu’ils soient bilatéraux ou globaux au sein d’institutions internationales ? Une institution para-étatique internationale comme le FMI est un des agents les plus efficaces du néolibéralisme dans ses formes les plus extrêmes. Mais il faudrait traiter ici de bien d’autres institutions : l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et son Organe de Règlement des Différents (ORD), la Banque Mondiale et son redoutable Centre International de Règlement des Différents sur l’Investissement (CIRDI), et une pléthore d’institutions du même type, de caractère étatique global, qui font régner l’ordre néolibéral à l’échelle de la planète en faveur des classes dominantes et de leurs agents. Enfin, faut-il rappeler que la subversion et la guerre sont les instruments étatiques ultimes des mêmes fins ?
Oui, l’État néolibéral s’est délibérément dessaisi de certaines des fonctions étatiques propres au compromis keynésien, mais il est plus fort que jamais, et tout aussi impérialiste que les États du compromis keynésien (malgré la fin des guerres coloniales, et des conflagrations très chaudes de la dite « Guerre froide », comme au Vietnam, etc.). Il n’y a pas de contradiction entre la nouvelle hégémonie de la finance et les États. Bien au contraire, ceux-ci en sont les agents. L’État n’est pas en question, en tant que tel, dans le néolibéralisme, mais dans la mesure où certaines de ses institutions sont encore porteuses de mécanismes propres au compromis keynésien antérieur.

Les sociétés transnationales

Maillon crucial dans le dispositif de la mondialisation néolibérale, les sociétés transnationales jouent un rôle si important que certains analystes caractérisent la phase actuelle du capitalisme par la transnationalisation. Il ne fait pas de toute que la production dans le capitalisme contemporain est, plus que jamais, aux mains des sociétés transnationales, mais il ne faut pas confondre transnationalisation et néolibéralisme. Il en va de la transnationalisation comme de l’impérialisme, dont elle est un rouage : l’impérialisme est un caractère structurel et permanent du capitalisme depuis ses origines, mais cette constatation n’empêche pas de relever les caractères spécifiques de l’impérialisme dans le néolibéralisme[43]. Transposons à l’extension des sociétés transnationales : cela signifie que ces sociétés sont apparues bien avant le néolibéralisme, mais qu’à l’ère néolibérale, elles possèdent certains traits caractéristiques. Pourtant, il n’y a pas d’équivalence, puisqu’il ne s’agit, après tout, que d’une variante du couple mondialisation/néolibéralisme, deux processus distincts bien qu’articulés.
La progression des sociétés transnationales fut particulièrement forte dans les années 1960, en pleine ère keynésienne. Par exemple, en France, ces années virent l’entrée massive des capitaux états-uniens. Globalement, les flux d’investissement directs des États-Unis se sont considérablement ralentis dans les années 1980, avant de rebondir dans la seconde moitié des années 1990. Le néolibéralisme n’a pas clairement accéléré cette tendance historique, sachant que les taux d’accumulation sont faibles.
Dans la progression des sociétés transnationales, est à l’œuvre une dynamique d’entreprise, qui revêt des caractères particuliers dans toutes les phases du capitalisme, mais n’est pas spécifique à l’une d’elle. A l’évidence, le néolibéralisme, avec la pression placée par les propriétaires capitalistes sur les gestionnaires en vue de l’obtention de taux de rentabilité exceptionnels, est un fort stimulant de l’internationalisation de la production. L’ouverture des frontières commerciales et la libération des flux financiers facilitent l’avancée des transnationales. Mais on se souviendra que la croissance des flux d’investissements directs en Europe, dans les premières décennies de l’après-guerre, s’est produite du temps du contrôle des changes. Il en fut de même des implantations des grandes firmes, par exemple de production d’automobiles, dans des pays d’Amérique Latine, alors que le commerce extérieur y était fortement contrôlé. Le but de l’investissement à l’étranger était précisément la possibilité de vendre sur les marchés locaux malgré les contrôles.
La transnationalisation s’est, néanmoins, orientée dans des voies spécifiques, sous l’effet du néolibéralisme. Comme pour tous les aspects de ce nouvel ordre social, on peut y voir une réaffirmation brutale des caractères primitifs de l’accumulation capitaliste. Un des aspects du néolibéralisme est, par exemple, le contrôle de la progression du salaire et des protections sociales (selon la chronologie : stagnation puis désormais régression, à la périphérie et ensuite au centre, semble-t-il désormais). C’est un aspect central de ce que nous entendons par réaffirmation des caractères fondamentaux de capitalisme. On peut lui associer la précarité des conditions d’emploi. De la même manière, et en étroite relation, le néolibéralisme est à l’origine de la mise en concurrence des travailleurs des pays du centre et de la périphérie par les transnationales, avec des effets dévastateurs sur les uns et les autres (ce qui n’empêche pas la surenchère des États des pays de la périphérie dans l’effort de se vendre au meilleur prix, d’où découle une concurrence criminelle). Les transnationales sont ici un maillon dans la grande stratégie de la classe capitaliste, dont on peut rassembler les aspects suivants : (1) concentration de la propriété active (les vrais administrateurs du capital mondial) dans les pays du centre, (2) localisation de la production à la périphérie chez les plus coopératifs et rassurants, et (3) transformation des classes capitalistes locales en rentiers[44]. C’était une des trajectoires possibles de l’économie mondiale, résultat de l’option néolibérale.

5 – Acquis et contradictions

Cette section prolonge les précédentes du point de vue des procédés de la nouvelle hégémonie de la finance et, finalement, discute ses perspectives. La première section est consacrée au cadre dans lequel s’est établi le pouvoir de la finance, et à sa capacité, corrélative, à garantir ses revenus. Les deux sections suivantes décrivent la dynamique de fonctionnement, très particulière, du capitalisme néolibéral, centrée sur la rentabilité, et conduisant à des logiques d’accumulation et de consommation, également spécifiques, notamment du point de vue du centre du système, les États-Unis. Enfin la dernière section discute les perspectives. La fin du néolibéralisme est-elle programmée ? Sur quels horizons cette fin serait-elle susceptible de déboucher ?

Les modalités d’une appropriation de revenus nationale et internationale

Les modalités de la nouvelle hégémonie de la finance sont multiples, et rien n’est simple. Certaines reflètent davantage les procédures d’établissement qu’on a déjà décrites, alors que d’autres définissent les acquis d’une situation de maturité ; il y a une hiérarchie des méthodes, dont certaines introduisent à d’autres ; les expériences nationales diffèrent ; enfin, quel que soit le succès foudroyant de l’affirmation de l’ordre néolibéral, les luttes et résistances ne sont jamais pleinement surmontées. On peut, cependant, rappeler les traits majeurs suivants :
1. Des revenus financiers élevés. La figure 2 montre la part des revenus financiers dans le revenu total des États-Unis et, à titre de comparaison, en France. En dépit des fluctuations reflétant celles des cours boursiers, on voit clairement se dessiner la croissance relative de ces revenus. Le mécanisme le plus simple fut la hausse formidable des taux d’intérêt, au-dessus de l’inflation, donc la hausse des taux d’intérêt réels. Il s’agit là de ce nous avons baptisé le « coup de 1979 ». Très brutalement, et jusqu’au début des années 2000, les taux réels ont été maintenus à des niveaux très élevés. Ces taux élevés ont créé, de toutes pièces, des endettements cumulatifs des États (dette publique) ou pays (dette extérieure), à partir des stocks de dette préexistants, comme dans les pays de la périphérie (la dette externe ayant connu sa première vague de croissance à la fin des années 1970). Mais il en fut de même aux plans nationaux, y compris au centre, comme aux États-Unis.
Les classes aisées construisirent ainsi un dispositif de polarisation extrême, entre créanciers et débiteurs, aux proportions gigantesques. Ce mouvement s’est accompagné de l’imposition de nouveaux critères de gestion, débouchant sur le versement d’énormes flux de dividendes et la hausse des cours de bourse. En parallèle, s’ouvraient graduellement les nouveaux canaux de « rémunération » au sommet des hiérarchies gestionnaires, dans ce champ où la frontière entre revenu de la gestion et de la propriété s’estompe. Simultanément, étaient créés ou étendus des paradis fiscaux, alors que, dans les pays mêmes du centre, la fiscalité du capital et des hauts revenus était allégée. Ce drainage des ressources possède évidement des dimensions nationale et internationale, c’est-à-dire impérialiste, dont nous avons tenté de donner des mesures[45].
2. Une rentabilité accrue des entreprises. Beaucoup des revenus financiers sont prélevés sur les États ou les ménages. Néanmoins, l’élargissement de la plus-value, au sens fondamental du terme, et la hausse de la rentabilité des entreprises (mesurée par leur taux de profit) définissent un autre ensemble de procédés de la nouvelle hégémonie financière. Nous parlons ici de rentabilité avant paiement des intérêts et, évidemment, des dividendes. Ce résultat fut, en premier lieu, obtenu, comme on l’a dit, par le blocage ou la diminution des salaires et prestations sociales. Il s’appuie sur une mise en concurrence des travailleurs du monde. La très forte pression placée sur les états-majors de gestion, avec l’aide des nouvelles technologies, a, de plus, contribué, a l’affirmation d’un cours plus favorable du changement technique (la fin de la baisse de la productivité du capital et la nouvelle tendance à la hausse du taux de profit).

Les revenus financiers sont la somme des intérêts, dividendes, et gains en capitaux (réalisés ou virtuels) corrigés de l’inflation (en France, Revenus de la propriété mobilière). Le revenu total est la somme des rémunérations des salariés (charges sociales comprises), du revenu des travailleurs indépendants, des loyers payés aux ménages et des revenus financiers. La majeure partie des fluctuations est due à celles des cours de bourse.

3. Un horizon sans borne de l’accumulation du capital. Dans un monde où les frontières commerciales et financières ont été largement levées, et continuent de l’être, le terrain de chasse du capital international semble n’avoir de limite que planétaire. C’est ce monde de libre accès des sociétés transnationales, dont les intérêts sont garantis par des traités et dont les conditions de gestion ont été transformées au bénéfice des propriétaires. Bien des limitations à l’action de ces sociétés ont été levées, qu’il s’agisse des conditions de travail ou de protection de l’environnement.
Au total, le diagnostic tient en peu de mots : un monde favorable aux classes capitalistes.

La pression vers la rentabilité

L’hégémonie de la finance dans le néolibéralisme a considérablement modifié les conditions de détermination des grandes variables macroéconomiques – notamment la rentabilité, l’accumulation et la consommation – et leurs relations réciproques. L’importance de ces mécanismes est double. D’une part, ils donnent aux décennies néolibérales leurs caractères, et, d’autre part, ils modulent le devenir de cet ordre social, donc conditionnent les perspectives.
Un des mécanismes qu’on a signalés ci-dessus, est la pression placée sur les états-majors de gestion, visant à augmenter la rentabilité des entreprises, soit leur taux de profit. Dans cette nouvelle gestion, baptisée pompeusement gouvernement d’entreprise, un levier essentiel est la menace de la part des actionnaires – notamment institutionnels, comme les grands fonds de placement – de se défaire des actions des sociétés si elles n’atteignent pas certains taux de rentabilité. A cela il faut ajouter les rémunérations des principaux responsables, notamment les stocks options, qui les conduisent à maximiser les rendements boursiers.
Le ratio d’usage courant est désigné par le sigle ROE (Return On Equity), que complète le ROA (Return On Assets). Dans les deux cas, return signifie taux de rendement, alias le taux de profit. Leur numérateur est une mesure des profits de la période ; et le dénominateur est une mesure du capital avancé, alternativement les fonds propres (actifs moins dettes, ou shareholder equity) ou les actifs (assets). On peut noter que nous présentons souvent des ROEs dans nos travaux[46] (ou des ROAs, sur une partie des actifs, les capitaux fixes et avec une définition large des profits). Du point de vue de l’analyse marxiste, le néolibéralisme a eu, au moins, l’avantage de remettre le taux de profit au centre de la dynamique du capitalisme.
L’appréciation de la rentabilité d’une entreprise possède un caractère différentiel, afin de guider les placements (selon le mécanisme que Marx appelait la mobilité du capital). Il s’agit de savoir si une entreprise fait mieux, ou moins bien, qu’une autre. Pour cela, il faut comparer les taux des diverses entreprises.
Dans cette analyse de la rentabilité, il est utile de se référer à une norme. La procédure à la mode est connue sous le sigle charmant EVA (Economic Value Added). L’idée générale est de soustraire du taux de profit une telle norme désignée comme « le coût d’usage du capital ». Comme dans les pratiques antérieures, le coût du capital emprunté est mesuré par le taux d’intérêt. Le coût des fonds propres est déterminé en lui appliquant un rendement qui est une pondération des rendements de divers types de placements sur les marchés financiers[47]. La norme serait aujourd’hui 15 %.

L’accumulation et la consommation

Une des caractéristiques les plus déconcertantes du néolibéralisme, qui nous est apparue peu de temps après avoir identifié clairement les traits du nouvel ordre social, est la déconnexion entre la remontée du taux de profit et le mouvement de l’investissement qui n’accompagne pas cette remontée. L’idée d’un changement historique important au cours des années 1980, s’était imposée à nous dans l’identification du retournement de tendance du taux de profit. Mais il ne nous a été possible de relier ces premières observations à l’entrée dans une nouvelle phase qu’avec un retard important, car le taux de profit est constamment pris dans des fluctuations qui peuvent être assez durables, sans véritable rupture de tendance. Lorsque l’idée s’est trouvée confirmée, les caractères du néolibéralisme étaient eux-mêmes bien établis (identifiés plusieurs années avant), et dessinaient, à d’autres points de vue, une nouvelle étape. Cette déconnexion nous apparut alors, qui semblait contredire le diagnostic : l’investissement ne se rétablissait pas avec la rentabilité. La première vraie synthèse – nouvelle tendance à la hausse du taux de profit, néolibéralisme et absence de reprise de l’investissement – se trouve dans notre livre Crise et sortie de crise[48].
A notre sens, cette déconnexion résulte du nouveau cours néolibéral de l’économie, tourné vers la création de revenus pour les détenteurs de capitaux. Un premier aspect, le plus simple, a trait aux niveaux élevés des taux d’intérêt réels. Assujettis à une forte contrainte de rentabilité, les gestionnaires des entreprises sont conduits à contenir l’endettement, voir à le diminuer, ce qui leur fait préférer une expansion réduite, à une croissance ambitieuse soumise à l’endettement. La volonté de soutenir la croissance des cours boursiers les pousse également à fortement rémunérer les actionnaires, plus sensibles à des flux de revenus présents qu’à l’anticipation de profits futurs résultant de la capitalisation des bénéfices. Toute réduction des distributions mettrait en péril les cours. Les entreprises sont même poussées à racheter leurs propres actions pour stimuler la hausse des cotations, et ajouter aux possibilités de rémunération.
On peut résumer comme suit, les engrenages qui conduisirent à la réduction des taux d’accumulation (défini comme le taux de croissance du stock de capital fixe, matériels et constructions, des entreprises)[49] :
1. Il est résulté des pratiques qu’on vient de rappeler, un divorce entre la rentabilité, mesurée avant le paiement des intérêts et dividendes, et après ces paiements.
2. A cela s’est ajouté que les transferts des prêteurs vers les emprunteurs, en l’occurrence, les entreprises, qu’avaient permis les taux d’inflation des années 1970, s’évanouirent dans les années 1980[50]. Ils avaient contribué au maintien des taux de profit après intérêts, pendant cette décennie, mais cet effet favorable à l’investissement disparut avec l’entrée dans les années 1980.
3. Ainsi, les taux de profits, dits « retenus », c’est-à-dire une fois payés intérêts et dividendes, et compte tenu des effets de l’inflation, se trouvèrent brutalement diminués dans les années 1980 et 1990.
4. D’une manière générale, le taux d’accumulation varie comme le taux de profit retenu, à peu d’exceptions près. La chute du second entraîna celle du premier. C’est ce qu’indique, de manière frappante, la figure 3 qui montre les deux taux pour l’ensemble des sociétés nonfinancières des États-Unis : taux de profit retenu (profits retenus / fonds propres), corrigé des effets de l’inflation, et taux d’accumulation (taux de croissance du stock de capital fixe). On note, d’abord, l’identité des profils, avec l’unique exception de la seconde moitié des années 1990, période que nous désignons comme le « long boom » états-unien. Mais ce qui nous intéresse ici est la chute concomitante des deux variables. Un mouvement similaire est identifiable en France, où il atteint des proportions caricaturales[51].
Mais une caractéristique des États-Unis est que ce divorce entre taux de profit et taux d’accumulation s’est accompagné d’une formidable hausse de la consommation (y compris la construction de logements) des ménages. Le taux d’épargne des ménages était d’au moins 8 % avant 1980 ; il chuta, ensuite, assez régulièrement pour atteindre 0 %. On peut noter, en passant, que la situation est différente en France, où ce sont les dépenses publiques de consommation et d’investissement qui ont crû. Cette différence est une expression de l’insertion, encore distincte, de la France dans le néolibéralisme[52].
L’accumulation et les dépenses publiques n’ont pu être maintenues à leurs niveaux respectifs, aux États-Unis, que grâce à la centralisation des épargnes mondiales en faveur de ce pays. Ce phénomène a atteint une telle ampleur que les avoirs financiers du reste du monde sur les États-Unis sont maintenant doubles de ceux de ce pays sur le reste du monde, en dépit de sa position d’impérialisme central. C’est ce que montre la figure 4.

Néolibéralisme et impérialisme (hiérarchies impériales) combinent ici leurs caractères. Ce financement externe des États-Unis manifeste une importante contradiction. Il est difficile d’imaginer que les classes dominantes, le centre de la finance mondiale, puissent continuer à dominer le monde sans épargner. Les flux financiers que les États-Unis paient au reste du monde, au début des années 2000, sont égaux à ceux qu’ils obtiennent du reste du monde !
Cette contradiction est indéniable. A sa racine, se trouve le sort fait par le néolibéralisme aux classes dominantes des États-Unis ; l’impérialisme états-unien n’est pas en cause. Il est, si l’on peut dire, « impeccable », dans sa logique : efficace et dévoreur. Comme on le sait, il combine, sans retenue, la violence économique directe (notamment dans l’ouverture des frontières), la corruption, la subversion et la guerre.
En fait, la finance états-unienne a mis en place un dispositif mondial qui définit la nouvelle configuration de l’impérialisme dont on a signalé l’émergence plus haut. L’Amérique Latine, Argentine en tête, en fournit l’archétype[53]. D’une part, les sociétés transnationales du centre acquièrent la grande économie (les grandes entreprises) des pays dominés, et les classes capitalistes locales se placent dans une position de rentiers vis-à-vis des pays impérialistes, principalement les États-Unis. D’un certain point de vue, cette configuration est idéale pour les pays États-Unis. Faut-il donc s’en tenir à l’idée de contradiction ?
Deux mécanismes sont ici en jeu. Les États-Unis auraient pu, d’une part, investir dans le reste du monde, et, d’autre part, bénéficier des placements de ces pays, avec un différentiel de rendement (de fait, du simple au double), en l’absence des déséquilibres extérieurs propres à ce pays. Ce qui a créé l’écart entre les stocks d’avoirs, avec la surcroissance des avoirs du reste du monde sur les États-Unis, c’est le déséquilibre de la balance courante de ce pays, en fait le déficit des échanges commerciaux. Ce déficit est l’expression de la surconsommation états-unienne. On notera, au passage, que l’ajustement du taux de change (l’effondrement du dollar) ne serait pas compatible avec l’exportation de capitaux de ce pays et son hégémonie impérialiste. Si les ménages états-uniens dépensaient moins, c’est-à-dire épargnaient et, donc finançaient l’accumulation de leur pays, les deux stocks d’avoirs se développeraient en parallèle, et les États-Unis jouiraient tranquillement des différentiels de rendement.
La nouvelle configuration de l’impérialisme est donc bien « idéale », mais elle est viciée par les appétits de consommation des ménages aisés de ce pays. On peut également affirmer que cette folie consommatrice aurait été impossible en l’absence de l’établissement de cette nouvelle configuration impériale. Ce train de vie exorbitant a, en dernière analyse, été permis par les effets combinés du nouvel ordre néolibéral et du nouveau cours de l’impérialisme états-unien.
Cette vague de consommation est une des bases économiques du compromis néolibéral. Elle soutient l’adhésion des revenus les plus élevés, et, dans une certaine mesure, des couches moyennes supérieures, à ce nouvel ordre social.

Des lendemains qui déchantent ?

Dans la discussion des trajectoires possibles pour les décennies à venir, il faut se garder de diverses confusions. Le dépassement du néolibéralisme ne signifie pas nécessairement – et c’est une chose lamentable à l’évidence – un retour à un compromis social associant les classes populaires, soit un déplacement « à gauche » du centre de gravité des équilibres sociaux. Les sociétés de classe ont bien davantage d’imagination. Que les classes populaires doivent lutter pour obtenir ce résultat est une autre question. Les aspects néolibéraux et impérialistes se conjuguent de manière complexe, mais renvoient à deux réalités distinctes. Comme on l’a rappelé, le compromis keynésien fut impérialiste, de manière spectaculaire. Le cadrisme bureaucratique des pays du socialisme réel le fut aussi. Il existe une grande autonomie entre les arrangements sociaux intérieurs et l’attitude face au reste du monde. Par ailleurs, il ne faut pas juger un ordre social uniquement sur ses méthodes ; ses finalités, qui sont l’expression la plus intime de sa nature, sont plus importantes. L’inconvénient du terme « néolibéralisme » à ce propos est qu’il met l’accent sur des procédés, et c’est pourquoi nous lui préférons « nouvelle hégémonie financière ».
Les choses se jouent à plusieurs niveaux. Au moins deux types de mécanismes ont des caractères plus fondamentaux que le néolibéralisme : (1) le compromis social parmi les classes supérieures aux États-Unis, et (2) l’établissement de la nouvelle configuration impérialiste. Et, à l’évidence, leur relation est ici en jeu.
Il faut, en fait, distinguer plusieurs types de tendances. A un premier niveau, les modalités traditionnelles de concentration du revenu au sommet, propres au néolibéralisme, donnent certains signes d’épuisement. Il sera très difficile de rétablir des taux d’intérêt similaires à ceux des années 1980 et 1990 ; la polarisation entre créanciers et débiteurs atteint des sommets menaçants, bien qu’elle s’accélère, par exemple pour les ménages, au début des années 2000 ; il n’est pas possible de distribuer une part toujours croissante des profits des sociétés en dividendes ; les cours de bourse peuvent, éventuellement, fluctuer autour d’une tendance horizontale, mais la surévaluation des entreprises est telle qu’on ne peut envisager la poursuite de la hausse longue des cours en termes réels. Ainsi, les miracles des deux décennies touchent, peut-être, à leur terme. Il en résulterait un profond changement de caractère de la période.
A un second niveau, ces tendances ne peuvent – aux États-Unis, au moins – qu’accentuer l’importance des nouveaux canaux de distribution des revenus (les nouveaux « salaires » au sommet, les revenus des petites sociétés dites partnership gérant les patrimoines ou rendant des services aux entreprises), ainsi que les arrangements de classe au sommet. A ce titre, la perte éventuelle de pertinence des mécanismes néolibéraux (hauts taux d’intérêt, forte distribution de dividendes, hausse tendancielle de la bourse) pourrait accélérer la marche vers un cadrisme hyper-hiérarchique, avec des tendances droitières encore très augmentées du fait du rôle qu’y jouent les individus issus de la classe capitaliste, et la consolidation de la domination de classe qui résulte de l’apaisement des contradictions internes au sommet.
Enfin, la pression sur le reste du monde sera accentuée, et c’est là que les caractères proprement libéraux se maintiendront ou se renforceront : l’ouverture forcenée. Dans un tel scénario, faudra-t-il conserver le terme « néolibéralisme » ? Ce souci apparaît bien futile face aux enjeux. La réponse dépendra des pondérations et modalités.
Ce qui précède décrit les tendances inhérentes à la dynamique de classe qui se dégagent de notre interprétation du cours de l’histoire, un scénario bien pessimiste.
Mais d’autres options sont ouvertes pour l’avenir :
1. Le repli national. Bien des voix se font entendre aux Etats-Unis, allant dans le sens d’un contrôle des flux internationaux de marchandises et de capitaux. Nous pensons qu’en l’absence d’une crise majeure, ils ont peu de chances de l’emporter, et ne préfigurent rien de bon. Que signifie « bon » dans ce domaine ? : la reconfiguration équitable des échanges, mis au service du développement – ce qui implique, entre autres choses – leur réduction, mais pas le repli rétrograde.
2. L’affirmation d’un compromis « à gauche ». C’est une option plus souriante. Elle ne peut résulter que des luttes sur deux plans : (1) interne, par la pression des classes populaires, et (2) externe, par les fronts anti-impérialistes. L’Amérique Latine soulève certains espoirs sur les deux plans, et le mouvement altermondialiste combine les deux facettes de ces processus. Mais les forces centrifuges impérialistes secondaires sont également à l’œuvre. Faut-il craindre l’Asie sur ce plan ?
3. Le socialisme. Les visions radicales et conciliatrices – le vieux couple réforme ou révolution – sont en train de s’affronter dans l’extrême gauche, en Amérique du Sud notamment ; resurgit le grand idéal d’établissement d’une société sans classes, à grands éclats d’affirmation de « démocratisme » (« l’histoire ne se répétera pas »). Il est doux d’espérer.

6 – Histoire d’un rapport de production et lutte de classe

Quelques décennies de recherche nous confortent dans la conviction de la pertinence d’une interprétation de l’histoire qui emprunte beaucoup, dans ses méthodes et concepts, à celle que Marx donna il y a 150 ans. Certains seront choqués par son fondamentalisme, d’autres par son révisionnisme. Personne n’est parfait !
De quoi s’agit-il ? D’abord la reconnaissance de la primauté de la lutte des classes. Non, les sociétés contemporaines et leur dynamique historique ne peuvent pas être comprises si on les saisit comme un continuum, du haut en bas ou réciproquement, même si une telle approche peut être tempérée par la reconnaissance des inégalités, voire par celle de leur augmentation.
Ensuite, la nécessité de la théorie, en l’occurrence celle de la finance capitaliste, et l’exigence d’historicité car le monde change. A la base de la théorie de la finance se trouve la propriété capitaliste, donc le capital. A partir de là, le théoricien construit des déterminations plus complexes, avec l’objectif de leur valeur explicative potentielle. Le point de départ, les concepts fondamentaux, et le point d’arrivée, la connaissance du monde qu’il convient d’expliquer, sont tous deux importants et il n’y a pas à établir de hiérarchie. Dans les deux champs théoriques qu’on a identifiés et dont le chapitre suivant donne une analyse minutieuse, celui de la complexité du rapport de propriété capitaliste et celui des institutions financières, Marx décrypte le réseau des interrelations. Il établit ainsi le lien entre une configuration originelle « simple » et les méandres des divisions entre capitaliste actif et financeurs, entre propriétaires et gestionnaires. Et c’est bien ce lien qui est pour nous essentiel, car, s’il n’est pas reconnu, les structures sociales se dissolvent, dans les analyses, au profit d’une diversité inarticulée, celle des continuums et des inégalités de fait. De la même manière, en l’absence de la définition de ces relations, les institutions financières sont perçues au sein de vastes ensembles, également inarticulés, expression d’une vague tendance des sociétés humaines à s’organiser ou du permanent renouvellement des cadres institutionnels. Mais alors le lien avec le capital et l’histoire des rapports de production est perdu de vue. Donc la relation entre institutions et propriété, et capital – donc exploitation.
Faut-il faire ce détour pour comprendre que le néolibéralisme est un phénomène de classe ? Faut-il faire ce détour pour comprendre, que, sous-jacent à ce phénomène de classe, se poursuit la lente transformation des rapports de production, des structures de classe, pour le meilleur ou pour le pire, selon les luttes justement ? Et surtout pour donner des contenus. L’intuition est reine, et heureux sont ceux qui concluent juste sans l’aide de la théorie.

Références bibliographiques

Aglietta M., 1995, Macroéconomie financière, La Découverte, Paris.
Aglietta M., Rebérioux A., 2004, Dérives du capitalisme financier, Albin Michel, Paris.
Arrow K. J., 1981, Real and nominal Magnitudes, in Bell D., Kristol I. (eds), The Crisis of Economic Theory, Basic Books, New York.
Artus P., Virard M.P., 2005, Le capitalisme est en train de s’auto­détruire, La Découverte, Paris.
Attac, 2001, « Face aux licenciements de convenance boursière », http://attac.org/fra/asso/doc/doc58.htm.
Batsch L., 2003, Le capitalisme financier, La Découverte, coll. Repères, Paris.
Bénard J., 1952, La conception marxiste du capital, Sedes, Paris.
Berle A., 1960, Power without Property, Harcourt, Brace, New York.
Berle A., Means G., 1932, The Modern Corporation and Private Property, Macmillan, London.
Bidet J., 1999, Théorie générale, Presses Universitaires de France, Paris.
Bidet J., 2004, Explication et reconstruction du Capital, Presses Universitaires de France, Paris.
Bihr A., 2001, La reproduction du capital, Prolégomènes à une théorie générale du capitalisme, Page deux, Lausanne.
Bourguinat H., 1990, Finance internationale, Presses Universitaires de France, Paris.
de Brunhoff S., 1971, L’offre de monnaie, Critique d’un concept, Maspero, Paris.
de Brunhoff S., 1976, La monnaie chez Marx, Éditions Sociales, Paris.
Burns A.R., 1936, The Decline of Competition, A Study of the Evolu­tion of the American Industry, McGraw-Hill, New York.
Chandler A.D., 1977, The Visible Hand. The Managerial Revolution in American Business, Harvard University Press, Cambridge, MA.
Chesnais F. (éd.), 1996, La mondialisation financière. Genèse, coût et enjeux, Syros, Paris.
Chesnais F., 1997, La mondialisation du capital, Syros, Paris.
Chesnais F., 2000, « Note de lecture sur Le pouvoir de la finance », dans L’année de la Régulation, vol. 4, La Découverte, Paris.
Chesnais F., 2001, « La ‘nouvelle économie’ : une conjoncture propre à la puissance hégémonique américaine », in Séminaire marxiste, Une nouvelle phase du capitalisme, Syllepse, Paris.
Chesnais F., 2004, « Le capital de placement : accumulation, internationalisation, effets économiques et politiques », in Chesnais F. (éd.), La finance mondialisée, racines sociales et politiques, configuration, conséquences, La Découverte, Paris.
Chesnais F., 2006, « La mise en concurrence internationale des travailleurs », Carré Rouge, n° 35.
Chesnais F., Serfati C., 2003, « Les conditions physiques de la reproduction sociale », in Harribey J.M., Löwy M. (éds.), Capital contre nature, Presses Universitaires de France, Paris.
Domhoff G.W., 1990, The Power Elite and the State. How Policy is Made in America, Aldine de Gruyter, New York.
Duménil G., 1975, La position de classe des cadres et employés. La fonction capitaliste parcellaire, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble.
Duménil G., 1978, Le concept de loi économique dans « Le Capital » ; avant-propos de L. Althusser, Maspero, Paris.
Duménil G., Glick M., Lévy D., 1997, «The History of Competition Policy as Economic History», The Antitrust Bulletin, vol. XLII, pp. 373-416.
Duménil G., Lévy D., 1996a, La dynamique du capital. Un siècle d’économie américaine, Presses Universitaires de France, Paris.
Duménil G., Lévy D., 1996b, Dynamique du capitalisme et politiques de classe. Un siècle de capitalisme américain, Communication au colloque Karl Marx et la dynamique actuelle du capitalisme, Université du Littoral, Dunkerque, 18-19 octobre 1996, PSE, EconomiX, Paris.
Duménil G., Lévy D., 1998, Au-delà du capitalisme ?, Presses Universitaires de France, Paris.
Duménil G., Lévy D., 2000, Crise et sortie de crise. Ordre et désordres néolibéraux, Presses Universitaires de France, Paris.
Duménil G., Lévy D., 2003, Économie marxiste du capitalisme, La Découverte, coll. Repères, Paris.
Duménil G., Lévy D., 2004a, Capital Resurgent. Roots of the Neolib­eral Revolution, Harvard University Press, Cambridge, MA.
Duménil G., Lévy D., 2004b, «The Economics of U.S. Imperialism at the Turn of the 21th Century», Review of International Political Economy, vol. 11, pp. 657-676.
Duménil G., Lévy D., 2004c, « Le néolibéralisme sous hégémonie états-unienne », in Chesnais F. (éd.), La finance mondialisée, racines sociales et politiques, configuration, conséquences, La Découverte, Paris, pp. 71-98.
Duménil G., Lévy D., 2004d, «Neoliberal Income Trends. Wealth, Class and Ownership in the USA», New Left Review, vol. 30, pp. 105-133.
Duménil G., Lévy D., 2004e, «Production and Management : Marx’s Dual Theory of Labor», in Westra R., Zuege A. (eds.), Value and the World Economy Today. Production, Finance and Globalization, Palgrave, London, Basingstoke, pp. 137-157.
Duménil G., Lévy D., 2005a, Finance and Management in the Dynamics of Social Change. Contrasting Two Trajectories : United States and France, PSE, EconomiX, Paris.
Duménil G., Lévy D., 2005b, Argentina’s Unsustainable Growth Trajectory : Center and Periphery in Imperialism at the Age of Neoliberalism, PSE, EconomiX, Paris.
Faulkner H. U., 1960, American Economic History, Harper and Row, New York.
Gill L., 1996, Fondements et limites du capitalisme, Boréal, Montréal.
Gréau J.L., 2005, L’avenir du capitalisme, Gallimard, coll. Le Débat, Paris.
Guttmann R., 1994, How Credit-Money Shapes the Economy, The United States in a Global System, M.E. Sharpe, Armonk, New York.
Halimi S., 2004, Le grand bond en arrière, Fayard, Paris.
Harvey D., 1982, The Limits to Capital, Blackwell, Oxford.
Harvey D., 2003, The New Imperialism, Oxford University Press, Oxford.
Hayek F.A., 1944, The Road to Serfdom, University of Chicago Press, Chicago (1980).
Helleiner E., 1994, States and the Reemergence of Global Finance. From Bretton Woods to the 1990s, Cornell University Press, Ithaca, London.
Hilferding R., 1910, Das Finanzkapital, traduction française, Le capital financier. Étude sur le développement récent du capitalisme, Éditions de Minuit, Paris (1970).
Keynes J. M., 1930, A Treatise on Money, Macmillan, London.
Keynes J. M., 1936 The General Theory of Employment, Interest, and Money, traduction française, La théorie générale de l’emploi, l’intérêt et la monnaie, Payot, Paris (1963).
Keynes J.M., 1944 «Bretton Woods and After, April 1944-March 1946″, The Collected Writings of John Maynard Keynes, vol. XXVI, Macmillan, St Martin’s Press for the Royal Economic Society, London (1980), p. 17.
Kindleberger C., 1978, Manias, Panics and Crashes, Basic Books, Macmillan.
Knight F.H, 1921, Risk, Uncertainty and Profit, University of Chicago Press, Chicago (1971).
Krätke M., 2000, « Geld, Kredit und verrückte Formen », MEGA – Studien, n°1, pp. 64-99.
Lénine V., 1916, « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme », Œuvres, tome 22, Éditions sociales, Paris (1976), pp. 201-327.
Lordon F., 2000a, « La création de valeur comme rhétorique et comme pratique. Généalogie et sociologie de la valeur actionnariale », L’année de la Régulation, vol. 4, La Découverte, Paris.
Lordon F., 2000b, Fonds de pension, pièges à cons ? Raison d’Agir, Paris.
Lukacs G., 1919-23, Histoire et conscience de classe ; préface de Kostas Axelos, Éditions de Minuit, Paris (1960).
Luxemburg R., 1913, L’accumulation du capital, Maspero, Paris (1967).
Magdoff H., 2003, Imperialism without colonies, Monthly Review Books, New York.
Mampaey L., Serfati C., 2004, « Les groupes de l’armement et les marchés financiers : Vers une convention guerre sans limite », in Chesnais F. (éd.), La finance mondialisée, racines sociales et politiques, configuration, conséquences, La Découverte, Paris.
Marx K., 1849, Travail salarié et capital, Éditions Sociales, Paris (1952).
Marx K., 1852, « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte », Œuvres IV, Politique I, Gallimard, La Pléiade, Paris (1994), pp. 431-544.
Marx K., 1857, Fondements de la critique de l’économie politique, tome 1, Anthropos, Paris (1969).
Marx K., 1862, Théories sur la plus-value, tome III, Éditions sociales, Paris (1976).
Marx K., 1867a, Le Capital, Livre I, tome 1, Éditions sociales, Paris (1967).
Marx K., 1867c, Le Capital, Livre I, tome 3, Éditions sociales, Paris (1968).
Marx K., 1871, La guerre civile en France 1871. Adresse du conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs, Éditions sociales, Paris (1963).
Marx K., 1885, Le Capital, Livre II, tome 1, Éditions sociales, Paris (1960).
Marx K., 1894a, Le Capital, Livre III, tome 1, Éditions sociales, Paris (1965).
Marx K., 1894b, Le Capital, Livre III, tome 2, Éditions sociales, Paris (1967).
Marx K., 1894c, Le Capital, Livre III, tome 3, Éditions sociales, Paris (1967).
Marx K., 1894d, Das Kapital, Kritik der politischen Ökonomie, Dritter Band, Buch III : Der Gesamtprozess der kapitalistischen Produktion, Dietz Verlag, Karl Marx, Friedrich Engels Werke, Band 25, Berlin (1968).
Merrill Lynch et Cap Gemini, 2005, World Wealth Report, 2005, cité par Peyrevelade J., Le capitalisme total, Seuil, coll. La république des idées, Paris, 2005.
Minsky H., 1980, « Capitalist Financial Processes and the Instability of Capitalism », Journal of Economic Issues, n° 14.
Minsky H., 1982, Can ‘It’ Happen Again, Essays on Instabilty and Finance, E.P. Sharpe, Armonk, New York.
Montagne S., Sauviat C., 2001, « L’influence des marchés financiers sur les politiques sociales des entreprises : le cas français », Travail et emploi, n° 87.
Naples M.I., Aslanbeigui N., 1996, « What does determine the profit rate ? The neoclassical theories presented in introductory textbooks », Cambridge Journal of Economics, vol. 20, pp. 53-71.
Orléan A., 1999, Le pouvoir de la finance, Odile Jacob, Paris.
O’Sullivan M. 2000, Contests for Corporate Control: Corporate Governance and Economic Performance in the United States and Germany, Oxford University Press.
Piketty T., Saez E., 2003, «Income Inequality in the United States, 1913-1998″, The Quarterly Journal of Economics, vol. CXVIII, pp. 1-39.
Plihon D., 2004, « Les grandes entreprises fragilisées par la finance », in Chesnais F. (éd.), La finance mondialisée, racines sociales et politiques, configuration, conséquences, La Découverte, Paris.
Rancière J., 2005, La haine de la démocratie, La Fabrique, Paris.
Rey A. (éd.), 1992, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, Paris.
Ricardo D., 1809-1811, Écrits monétaires, traduction française par Courbis B., Servet J.M., Université Lyon 2 (1991).
Ricardo D., 1821, Principles of Political Economy and Taxation, traduction française, Des principes de l’économie et de l’impôt, Flammarion, Paris (1977).
Roy W.G., 1996, Socializing Capital : The Rise of the Large Industrial Corporation in America, Princeton University Press, Princeton.
Saez E., 2004, Income and Wealth Concentration in a Historical and International Perspective, UC Berkeley and NBER, forthcoming in John Quigley (ed.), Poverty, the Distribution of Income, and Public Policy, A conference in honor of Eugene Smolensky.
Sauviat C. 2004, « Les fonds de pension et les fonds mutuels : acteurs majeurs de la finance mondialisée et du nouveau pouvoir actionnarial », in Chesnais F. (éd.), La finance mondialisée, racines sociales et politiques, configuration, conséquences, La Découverte, Paris.
Schefold B., 1998, “The Relation Between the Rate of Profit and the Rate of Interest: A Reassessment after the Publication of the Critical Edition of the Third Volume of Das Kapital”, in Bellofiore R. (ed), 1998, Marxian Economics, A Reappraisal; Essays on Volume III of Capital (vol. 1), Macmillan, London, pp. 127-144.
Schumpeter J., 1911, La théorie de l’évolution économique, Recherche sur le profit, le crédit, l’intérêt et le cycle de la conjoncture, Librairie Dalloz, Paris (1935).
Schumpeter J., 1942, Socialism, Capitalism and Democracy, Harper and Brothers, New York.
Schumpeter J., 1961, History of Economic Analysis, édité par E.B. Schumpeter, Allen and Unwin, Melbourne.
Séminaire Marxiste, 2001, Une nouvelle phase du capitalisme ?, Syllepse, Paris.
Shaikh A.M., 1995, « The Stock Market and the Corporate Sector : A Profit-Based Approach », Working Paper n° 146, The Jerome Levy Eco­nomics Institute, http://www.levy.org/docs/wrkpap/pdf/146.pdf.
Steindl J., 1952, Maturity and Stagnation in American Capitalism, Monthly Review Press, New York.
Sweezy P., 1946, The Theory of Capitalist Evolution, Dennis Dobson, Londres.
Sweezy P., 1971, “The Resurgence of Financial Control, Fact or Fancy”, in Sweezy P., Magdoff H., The Dynamics of U. S. Capitalism, Monthly Review Press, New York.
Thorelli H.B., 1955, The Federal Antitrust Policy. Organization of an American Tradition, Johns Hopkins Press, Baltimore.
Walras L., 1900, Éléments d’économie politique pure ou théorie de la richesse sociale, LGDJ, Paris (1952).
Weinstein J., 1968, The Corporate Ideal in the Liberal State, 1900-1918, Beacon Press, Boston.
Wicker E.R., 1966, Federal Reserve Monetary Policy, 1917-1933, Random House, New York.
Wolfson M., 1994, Financial Crises, Understanding the Postwar U.S. Experience, E.P. Sharpe, Armonk, New York.

[1] Chapitre de La finance capitaliste, Séminaire d’Études Marxistes (Suzanne de Brunhoff, François Chesnais, Gérard Duménil, Michel Husson et Dominique Lévy), à paraître aux Presses Universitaires de France.
[2] Originellement dans un texte non publié : G. Duménil, D. Lévy, 1996b, disponible sur notre site internet : http://www.jourdan.ens.fr/levy/. Cette interprétation est mieux formulée dans nos livres plus récents : G. Duménil, D. Lévy, 2000 ; ou, en anglais, dans G. Duménil, D. Lévy, 2004a ; également dans G. Duménil, D. Lévy, 2003.
[3] Le couple à la mode principal-agent (soit actionnaire-gestionnaire), tend à trancher dans un sens, qu’on peut qualifier, sans anticiper, de néolibéral : comment le propriétaire peut contraindre le gestionnaire à travailler dans son intérêt. Il fige l’histoire dans un rapport de force déterminé.
[4] K. Marx, 1894c, p. 193.
[5] K. Marx, 1894b, p. 56.
[6] Ibid., p. 56.
[7] La période qui suivit la Guerre de Sécession (1861-1865) fut une période de forte instabilité macroéconomique. L’économie fut frappée par deux crises violentes, celles des années 1870 et 1890. Entre ces deux crises, l’activité culmina brièvement en 1880 dans la foulée du retour à la convertibilité du dollar, suspendue pendant la guerre.
[8] On retrouvera ce thème en traitant d’Hilferding et de Lénine. Il a suscité une littérature considérable aux États-Unis, en relation à l’analyse de la dernière décennie du XIXe siècle et de la crise de 1929. Voir A.R. Burns, 1936. Nous avons consacré une étude à la législation dite antitrust : G. Duménil, M. Glick, D. Lévy, 1997.
[9] A.D. Chandler, 1977.
[10] Simultanément, les mécanismes monétaires et financiers explosaient littéralement, avec, en particulier, le développement des comptes en banque. Entre 1870 et les années 1920, le stock de monnaie, dans un sens proche de l’agrégat M2, passa de 25 % à 85 % de la production (niveau un peu supérieur à celui autour duquel il gravite depuis lors). Sur la même période, le rapport des dépôts aux espèces passa de 1 à 8 (G. Duménil, D. Lévy, 1996a, ch. 22). Ces mouvements témoignent de la dilatation des bilans des banques, donc y compris des actifs où sont comptabilisés les crédits et titres, face à ces passifs monétaires.
[11] W.G. Roy, 1996.
[12] Voir G. Duménil, D. Lévy, 2004d.
[13] E. Saez, 2004.
[14] J. Weinstein, 1968.
[15] H.B. Thorelli, 1955.
[16] G. Duménil, D. Lévy, 1996a, ch. 23.
[17] Ibid.., ch. 2.
[18] A. Berle, G. Means, 1932 ; A. Berle, 1960.
[19] G. Duménil, D. Lévy, 1996a, ch. 12.
[20] Ibid., Deuxième partie.
[21] G. Duménil, D. Lévy, 1996b.
[22] E.R. Wicker, 1966.
[23] L’idée plus ou moins confuse était que le crédit devait s’ajuster au volume des affaires, non pas la production mais les transactions, soit plus ou moins la même chose. La monnaie devait « suivre », « faciliter », et non « précéder ».
[24] Penser, par exemple, au livre de Joseph Schumpeter, 1942.
[25] Il en résulte que la notion d’État n’a pas de sens dans une société sans classes, alors que des institutions de gestion sociale collective y sont nécessaires (quelles que soient les préoccupations de décentralisation et de démocratie locale).
[26] C’est une caractéristique de toute science que les concepts y sont définis dans un réseau d’interdépendances logiques.
[27] K. Marx, 1871, p. 62.
[28] Lénine utilisa ce terme pour définir la position dirigeante du prolétariat dans son alliance avec la paysannerie. Le sens gramscien met l’accent sur la domination idéologique de la classe dominante ; le concept, tel que nous l’employons, ne renvoie pas à la base consensuelle d’un système politique, mais à un système de relations sociales et économiques, ce qui ne change rien au fait que sa finalité soit politique.
[29] Marx avait compris, comme plus tard Keynes, que les crises doivent être appréhendées comme crises générales, c’est-à-dire affectant l’ensemble des branches de production. Il est donc, de ce point de vue, un macroéconomiste. Cette perspective s’ancre dans sa vision de l’efficience des processus d’allocation du capital entre les branches, et de détermination des prix et quantités produites, dans son analyse de la formation des taux de profit dans la concurrence (K. Marx, 1894a, ch. X.). Il s’agit de ce que nous appelons stabilité en proportions par opposition à l’instabilité en dimension, c’est-à-dire macroéconomique (G. Duménil, D. Lévy, 1996a, ch. 14).
[30] F.A. Hayek, 1944.
[31] Keynes fut très clair sur ce point. Dans une de ses interventions à la Chambre des Lords en mai 1944 (les accords furent signés en juillet), il souligna sans ambiguïté le lien entre « le pouvoir de contrôler le taux d’intérêt dans un pays afin de garantir la disponibilité de l’argent à bon marché », et le contrôle des mouvements de capitaux : « Le plan accorde à chaque gouvernement participant le droit de contrôler tous les mouvements de capitaux, pas simplement comme une caractéristique de la transition, mais comme un dispositif permanent. Ce qui était une hérésie est adopté comme orthodoxe » (J.M. Keynes, 1944).
[32] G.W. Domhoff, 1990.
[33] E. Helleiner, 1994.
[34] La baisse du taux de profit nuit à l’accumulation, donc à la croissance. Elle augmente la propension de l’économie à se déstabiliser, c’est-à-dire à entrer en surchauffe et récession (à basculer de l’un à l’autre). Mais le cadre institutionnel du compromis keynésien, notamment la conservation d’une large partie des profits par les entreprises en vue d’investir, permit de surseoir à ces conséquences néfastes (G. Duménil, D. Lévy, 1996a, ch. 13).
[35] G. Duménil, D. Lévy, 2004d.
[36] Il s’agit des sole proprietors, partnerships, et des S-corporations.
[37] Selon le Forbes Survey of 800 CEOs (T. Piketty, E. Saez, 2003).
[38] G. Duménil, D. Lévy, 1998.
[39] G. Duménil, D. Lévy, 2005a.
[40] Ainsi n’utilisons pas des concepts comme ceux d’hégémonie au sens gramscien.
[41] Depuis 2001, les banques peuvent choisir ce statut plus général.
[42] Y compris une catégorie de petites sociétés appelées : S-corporations, ayant le même statut fiscal.
[43] Ce que nous appelons en anglais le neoliberal-imperialist mix (G. Duménil, D. Lévy, 2005b).
[44] G. Duménil, D. Lévy, 2005b.
[45] G. Duménil, D. Lévy, 2004b.
[46] Par exemple, figures 9.2 et 9.3 de G. Duménil, D. Lévy, 2000 ou 2004a.
[47] On en trouvera une description technique au chapitre de Michel Husson.
[48] G. Duménil, D. Lévy, 2000 ; voir également Séminaire Marxiste, 2001.
[49] Le reste de cette section utilise les résultats publiés dans diverses études notamment : G. Duménil, D. Lévy, 2004c.
[50] L’inflation dévalorise les créances, et allège la charge des emprunteurs.
[51] Dans son chapitre, Michel Husson donne de ces mécanismes une lecture différente : les entreprises investissent peu du fait des exigences de la finance en termes de rentabilité, soit « la barre est placée trop haut ». Voir également le débat avec lui dans Séminaire Marxiste, 2001.
[52] G. Duménil, D. Lévy, 2005a.
[53] Ibid.

One thought on “Duménil et Lévy, La finance capitaliste

  1. Fantastic items from you, man. I have take into accout your stuff prior to and you are just too magnificent.

    I actually like what you have bought right here, really like what you
    are stating and the way in which during which you assert it.
    You’re making it entertaining and you continue to
    take care of to stay it wise. I can not wait to learn far more from you.
    That is really a terrific website.

Σχολιάστε

Εισάγετε τα παρακάτω στοιχεία ή επιλέξτε ένα εικονίδιο για να συνδεθείτε:

Λογότυπο WordPress.com

Σχολιάζετε χρησιμοποιώντας τον λογαριασμό WordPress.com. Αποσύνδεση /  Αλλαγή )

Φωτογραφία Facebook

Σχολιάζετε χρησιμοποιώντας τον λογαριασμό Facebook. Αποσύνδεση /  Αλλαγή )

Σύνδεση με %s